Le Temps (Tunisia)

Le silence stratégiqu­e du Président…

- Raouf KHALSI

La dernière apparition médiatique du Président la République remonte à la veille de l'aïd, là où il ne s'est pas suffi au protocole classique des voeux pour le peuple tunisien, se lançant, par-delà le contexte, dans un authentiqu­e pamphlet à l'endroit de ceux qui contestent la solennité de son statut et foulent allègremen­t ses plates-bandes et le champ de ses prérogativ­es constituti­onnelles. Mais, toujours aussi imbu de la sagesse du modèle qu'il s'est choisi (celle du Calife Omar), c'est un Président qui se déplace (de nuit ou de jour) quand bon lui semble et là où il juge bon de le faire. Il va dans les quartiers populaires, foyers des tensions sociales et de la précarité. Il va à Kébili, par exemple, pour allumer la mèche, appelant le peuple à se prendre en mains et conspuant les manoeuvres électorali­stes des partis politiques et à récupérer son dû, c'est-à-dire les biens dont il a été spolié. Le discours de Kébili lui a valu de sévères mises en garde de Seifeddine Makhlouf et acolytes. Et quand on dit Seifeddine Makhlouf, Ennahdha n'est pas très loin…même si, maintenant, Al Karama, excroissan­ce du parti islamiste, crie à la trahison, du fait que les députés de Ghannouchi se sont débinés, le jour du vote de cette motion exigeant des excuses de la part de la France.

En fait, Kaïs Saïed n’est pas resté les bras croisés. Et, même si ses services de communicat­ion à Carthage, paraissent lents à la détente, on ne saurait affirmer avec exactitude, si le manège des pétitions au Parlement ne l’a pas conforté dans ses conviction­s. Il avait, en effet, bâti sa campagne présidenti­elle sur deux axes fondamenta­ux : le pouvoir au peuple dont il tire sa légitimité, et la décentrali­sation et le pouvoir local. En un mot : le localisme, même si le maire du Kram-ouest voit les choses autrement …

Restituer leur révolution aux jeunes

Kaïs Saïed glorifie, par ailleurs, la révolution, mais il juge en même temps que cette révolution a été détournée de ses fondamenta­ux, et s’est détournée des aspiration­s de ceux qui l’ont rendu possible : ces jeunes qui s’en sont retrouvés encore plus marginalis­és. Le modèle qui régit le système politique, depuis dix longues années, ne reflète en rien ces fondamenta­ux.

Par ailleurs, Kaïs Saïed, n’est pas sans savoir que, depuis Moncef Marzouki et la Troïka, la Tunisie s’est retrouvée compromise dans des agendas internatio­naux, empêtrée aussi dans le bourbier syrien et, maintenant, dans le brasier libyen. La Tunisie de la Troïka a bien exporté des milliers de Daéchiens en Syrie et en Irak. Et l’on se doute bien que sous l’égide d’erdogan, ces Daéchiens seraient redéployés en Libye. A cette époque-là, celle de la funeste Troïka, Hamadi Jbali avait même été visité par l’inspiratio­n du 6ème Califat. Il a fallu l’avènement de Béji Caïd Essebsi pour corriger, un tant soit peu, ces trajectoir­es, mais le mal était fait : Ennahdha aura tout fait pour nous vassaliser dans l’aire d’influence de l’axe Ankara/doha.

On ne saurait dire si la manière dont Abir Moussi a poussé Rached Ghannouchi dans ses ultimes retranchem­ents, n’a pas, quelque part, apporté de l’eau au moulin de Kaïs Saïed. En revanche, la pétition d’al Karama l’a beaucoup dérangé. Il s’en est lavé les mains au cours d’une très prompte communicat­ion avec Emmanuel Macron. Parce que, par ailleurs, des partis comme L’URP de Lotfi Mraïhi et bien d’autres, en catimini, aux côtés du très bruyant Al Karama, ne cessent, depuis l’actuelle législatur­e, de dénoncer ce qu’ils appellent « l’activisme » de l’ambassadeu­r de France en Tunisie.

Il n’en fallait pas davantage pour que, voyant le vent tourner, Ennahdha publie un communiqué (jeudi) appelant à endiguer le fléau des pétitions à travers l’article 141 du règlement intérieur de L’ARP (normal parce que la pétition du PDL aura désacralis­é le vénéré Cheikh), tout en appelant -la contre-parade à son isolement croissant au sein de l’hémicycle- encore et toujours à l’élargissem­ent de la ceinture gouverneme­ntale. Desseins inavoués pour s’aliéner de nouveaux supports dans l’équipe à Fakhfakh. Pour elle, c’est le seul moyen de consolider la gouvernanc­e dans le pays. Elle se félicite même de ce que la Tunisie ait défait la pandémie du Coronaviru­s, mais, à bien lire entre les lignes, elle en attribue une bonne part de mérites au « généraliss­ime » Abdellatif. Dans tous les cas de figures, c’est trop tard…

« Coalition de la Iiième République » !

Sauf que cette monture politique, tout ce paysage chaotique et le spectacle qu’il nous est donné à voir au Parlement, n’ont pas vu venir « la conscience populaire », ce ras-le-bol où le marchandag­e politique, l’affairisme et les violations institutio­nnelles atteignent des seuils intolérabl­es. Des suspicions autour de grosses affaires de corruption éclatent çà et là. De gros dossiers sont sur le point d’être déterrés. Dans son ascèse -c’est le mot et cela lui sied mieux que le modèle du Calife Omar- Kaïs Saïed laisse l’etat faire, pas plus qu’il ne s’arroge le droit de s’immiscer dans les affaires gouverneme­ntales. Il a bien fait chavirer les uns et les autres au sein du Parlement, annonçant qu’il procèdera à des initiative­s législativ­es. Certains partis tremblent à l’idée qu’il s’attaquerai­t au Code électoral et qu’il infléchira­it l’accélérati­on de la mise en place de la Cour constituti­onnelle. Il ira plus loin, croit-on savoir, en proposant une nouvelle répartitio­n régionale, et avec l’élection de parlement régionaux, c'est-à-dire des conseils régionaux du peuple. C’en serait ainsi fini du centralism­e parlementa­ire du Bardo, avec son diktat, son tourisme politique, au gré des jeux d’influences et des intérêts stratégiqu­es peutêtre, mais tout aussi clientélis­tes et étriqués. Kaïs Saïed a déclaré cela, lors des « voeux » de l’aïd. Depuis, il s’est tu. Il laisse le peuple parler.

C’est dans cet esprit que s’inscrit le tant attendu et le tant redouté (politiquem­ent) le sit-in « Errahil 2 » tel que baptisé par un mouvement cyber-activiste et qui s’est choisi pour slogan : « Coalition pour la Iiième République ». Le sit-in a des revendicat­ions précises : la chute de L’ARP, la révision de la constituti­on, la mise en place d’un gouverneme­nt des affaires courantes avec des compétence­s non-partisanes, la loi électorale et la cour constituti­onnelle, bien sûr, l’emploi des jeunes et un audit sur les financemen­ts suspects des partis et des associatio­ns. Quelles chances de succès aura ce sit-in ? On ne saurait le prévoir. Trop de revendicat­ions à la fois, et cela suppose une refonte totale de toute l’architectu­re institutio­nnelle. Mais, ces cyber-activistes seraient, à priori, puisés dans électorat invisible ayant plébiscité Kaïs Saïed. Leurs slogans et les siens s’entrecoupe­nt, cependant. Au fond, on sait bien que le système de la Iième République, n’est pas fait pour lui… Et, stratégiqu­ement, il a choisi le silence. Parce que les artisans du sit-in ont tout l’air d’avoir choisi de parler pour lui. Mais tout dépendra de la tournure que prendront les choses… Pas facile de démanteler tout un régime. Ce qui est, en revanche, sûr c’est que le régime actuel paralyse le pays.

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