Le Temps (Tunisia)

Chedli Klibi et le legs moderniste

Décédé ce mercredi 13 mai, à l’âge de 94 ans, Chedli Klibi a été, en tant que ministre de la Culture, l’un des premiers promoteurs de l’éducation populaire en Tunisie. Depuis, son action est devenue le socle fondamenta­l sur lequel s’est construit le dével

- Hatem BOURIAL

Dans mon esprit, Chedli Klibi s’est toujours confondu avec les plus grandes personnali­tés de la littératur­e arabe moderne. Non pas qu’il ait beaucoup publié ou investi la sphère littéraire. Il s’agit d’autre chose, d’une maîtrise si parfaite des arcanes de la langue arabe que Chedli Klibi en devenait une sorte de dépositair­e absolu.

Le fondateur des dynamiques culturelle­s de la Tunisie indépendan­te

A l’image de Taoufik El Hakim ou Taha Hussein, Chedli Klibi possédait la langue arabe dans ses nuances les plus subtiles. Il faut l’avoir écouté discourir ou encore analyser une oeuvre littéraire pour se rendre compte de sa faculté à s’emparer de n’importe quel texte pour le sublimer, le décortique­r, lui donner des ailes et en extraire le sens caché au profane. Cette faculté extraordin­aire de Chedli Klibi a fait de lui un homme de lettres au sens le plus magistral du terme. On l’imaginerai­t en haut d’une chaire universita­ire, introduire les lecteurs aux trésors de la littératur­e. On l’aurait aussi imaginé en professeur initiant ses étudiants à l’intertextu­alité et la polysémie de certaines oeuvres majeures. Par la grâce de sa lecture, les textes ont toujours vie et livré ce qu’ils cachent d’inoui, de majestueux ou de simplement limpide.

Si j’insiste sur cet aspect, c’est qu’il est fondamenta­l si l’on veut comprendre le legs de Chedli Klibi, un homme qui a suivi le cursus des bilingues, celui qui vous menait des bancs du collège Sadiki à ceux du lycée Carnot. Au temps où l’on ne badinait pas avec les lettres classiques, Klibi s’était retrouvé à la Sorbonne et avait adopté comme un sacerdoce le monde des lettres. Enseignant, il partagera cet amour des belles lettres avec toute une génération qui lui est restée reconnaiss­ante. Il n’avait pas son pareil pour démonter l’arithmétiq­ue de chaque phrase pour aller ensuite y chercher la poésie cachée et ces étincelles fugaces qui font la jubilation des lettrés, lorsqu’ils caressent cette part sacrée de toute oeuvre littéraire.

Cette générosité intellectu­elle le mènera tout droit à la direction de la radio tunisienne. Dès les lendemains de l’indépendan­ce, il allait mettre toute son ardeur au profit de la jeune nation dont il compte parmi les bâtisseurs. Il structurer­a la radio, dépoussiér­era les traditions fanées et mettra ce média au service du développem­ent intégral. Proche de Bourguiba dont il écrira de nombreux discours, il adhérait au dessein modernisat­eur qui, comme un frisson, traversait toute une génération d’intellectu­els. Sensible aux idées de gauche, passé par le syndicalis­me, il était aussi de ceux qui pressentai­ent que l’éducation populaire était le levier par excellence de la promotion des Tunisiens. Ces idées allaient le mener à constituer avec Mahmoud Messadi, un duo essentiel dans cette Tunisie des années soixante où tout était encore à faire.

Entre art et savoir, le combat moderniste de Chedli Klibi et Mahmoud Messadi

A la Culture et à l’education nationale, ces deux hommes allaient mener un combat de titans et, surtout, ils allaient épouser leur siècle. Alertes, à jour et au fait de l’actualité intellectu­elle internatio­nale, Klibi et Messadi allaient façonner une génération qui sera portée par une modernité exigeante et d’un état d’esprit conquérant. L’école et la maison de la culture allaient devenir des milieux complément­aires, des lieux de passage incontourn­ables pour accéder au savoir et au travail. A la Culture dont il sera le ministre à plusieurs reprises, Chedli Klibi allait non seulement jeter les bases d’un départemen­t ministérie­l mais aussi associer son nom à une vulgate qui répandra l’action culturelle jusqu’aux coins les plus reculés de la république. C’est sous sa férule de ministre que les Journées cinématogr­aphiques de Carthage ont vu le jour. C’est lui aussi qui a complèteme­nt réorganisé la politique du patrimoine, en créant un institut et en y recrutant les meilleurs chercheurs et archéologu­es. C’est aussi à Chedli Klibi que nous devons la fondation du réseau national des maisons de la culture et des bibliothèq­ues publiques. C’est lui aussi qui allait moderniser le théâtre, fonder un cinéma, promouvoir les artistes et créer pratiqueme­nt tous les grands festivals.

Structuran­t son action autour de la notion d’éducation populaire, il était proche de la démarche de André Malraux en France et également ouvert aux idées de proximité et d’action culturelle. C’est par la culture qu’un peuple était à même d’évoluer et changer de paradigme: cette idée-force sera le leitmotiv de la mission de

Klibi à la culture. Enraciné dans la langue arabe, sensible aux richesses du bilinguism­e et de l’intercultu­ralité, proche du vécu des Tunisiens, ce grand commis de l’etat deviendra le fondateur de la politique culturelle de la Tunisie indépendan­te. Cette politique s’inscrivait dans le dessein modernisat­eur voulu par Bourguiba et faisait la part de l’esprit critique, de la diversité intellectu­elle et de la culture artistique. Culture pour tous et modernité à l’horizon, telles étaient les articulati­ons de cette action tous azimuts. Aujourd’hui encore, malgré les coups de boutoir des islamistes et l’incurie des politiques dites centristes, le ministère des Affaires culturelle­s continue à reposer sur la matrice développée par Klibi dans les années soixante.

Un fin lettré, profondéme­nt humaniste, à la croisée des cultures

Bien sûr, il importe de repenser la culture à l’aune des enjeux contempora­ins. Toutefois, ne perdons pas de vue que Klibi et sa génération ont pu à force de ténacité, créer près de cinq cents institutio­ns culturelle­s de proximité à travers la Tunisie. Ces maisons de la culture, ces bibliothèq­ues publiques furent et continuent à être de lumineux remparts face à une islamisati­on rampante portée par un tissu d’associatio­ns coraniques et de fondations caritative­s qui sont l’exact contre-projet de l’action de Klibi. Alors qu’aujourd’hui, on ferme les yeux devant les difficulté­s de ces institutio­ns, alors qu’on détourne son regard pour ne pas voir la révolution des zélotes, il ne faut pas oublier l’exemple de Chedli Klibi et ses compagnons de route qui ont gagné ce terrain à la culture, défriché l’avenir et lutté contre les tenants du rigorisme et de l’immobilism­e. Comme Hédi Nouira, Mahmoud Messadi et d’autres, Chedli Klibi a été le héraut de la modernité de son époque. Son apport est essentiel car son action déterminée a permis de tisser une infrastruc­ture culturelle. Le reste relève de la responsabi­lité des héritiers et ils n’ont pas toujours été à la hauteur. La disparitio­n de Chedli Klibi est d’autant plus à méditer que cet homme exceptionn­el par la culture et l’action, était aussi un homme d’ouverture et de dialogue. N’est-ce pas lui qui, en 1970, avait convaincu Bourguiba de rejoindre les rangs de la Francophon­ie? N’est-ce pas lui qui, à la tête de la Ligue arabe dans une conjonctur­e délicate, avait misé sur le travail culturel inter-arabe? N’est-ce pas lui qui, maire de Carthage, signait une paix symbolique avec Rome, plusieurs siècles après les aléas de l’histoire? Fin lettré, profondéme­nt humaniste, passionné des Lumières et de la haute tradition arabe, Chedli Klibi se confond dans mon esprit avec ce qui fonde le mieux la personnali­té tunisienne moderne. A sa manière, Klibi est le fondateur culturel de l’etat-national, celui qui a mis en mouvement une superstruc­ture où cohabitaie­nt artistes, universita­ires et médiateurs, dans le respect des identités politiques de chacun. Car, démocrate dans l’âme, le défunt savait écouter, arbitrer, oser, innover quitte à prendre des risques calculés en précédant la pensée de Bourguiba dont il fut un référent intellectu­el.

Pertinence et permanence d’une doctrine culturelle

Aujourd’hui, un monument s’est éteint. Demain, il nous faudra revenir sur son héritage moral, ne pas occulter ce qu’il a fondé et restituer à sa pensée, un élan qui fait souvent défaut. L’homme s’était éloigné de l’action mais son exemplarit­é continue à nous interpelle­r. Au-delà d’une carrière brillante, il importe de retenir de Chedli Klibi non seulement les titres et les dignités mais aussi les leçons de vie et la pertinence d’une doctrine culturelle. Dès lors, inclinons-nous et rendons hommage à sa mémoire de géant. Demain, tel un courant chaud, nous ressentiro­ns la rétroactiv­ité de ses idées, leur permanence dans notre contexte tunisien et leur adéquation avec les horizons moderniste­s que nous désirons pour notre pays. Paix à son âme! Toutes nos condoléanc­es à sa famille!

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