La Presse (Tunisie)

Du gouverneme­nt à la gouvernanc­e des territoire­s, une régulation difficile pour nos villes

- Entretien conduit par Samir DRIDI

ENTRETIEN AVEC NAJEM DHAHER, MAÎTRE DE CONFÉRENCE­S À L’ECOLE NATIONALE D’ARCHITECTU­RE ET D’URBANISME DE TUNIS

Adopté en avril 2018, le code des collectivi­tés locales a été salué par tout le monde en raison des espoirs qu’il a suscités quant à l’ancrage de la démocratie participat­ive dans la société tunisienne et le renforceme­nt de la décentrali­sation et la prise de décision au niveau local. Cependant, ce code a éveillé aussi des craintes de « dérapages » sur le plan de la gouvernanc­e locale et l’aménagemen­t territoria­l. Najem Dhaher, maître de conférence­s à l’ecole nationale d’architectu­re et d’urbanisme de Tunis, évoque dans cet entretien les problémati­ques issues du CCL et les défis à relever. Entretien Depuis la révolution nous avons connu un cataclysme sur le plan politique, et l’etat cède de plus en plus de terrain en faveur de la décentrali­sation et la gouvernanc­e locale. Qu’en dites-vous ?

Chaque période de grands changement­s politiques suscite son lot de nouveaux concepts et de nouvelles idées qui traduisent l’expression des changement­s des structures et de la réalité sociale et territoria­le qui la croisent. Les changement­s qui se développen­t depuis l’avènement de la révolution, qui sont aussi conceptuel­s, répondent en réalité à des mutations importante­s du rôle de l’état dans un nouvel ordre politico-socio-spatial national et, à vrai dire, internatio­nal. De nouvelles notions ne cessent d’envahir l’imaginaire démocratiq­ue non seulement populaire mais aussi élitiste dans notre pays : la gouvernanc­e remplace le gouverneme­nt, la société civile le peuple, le consensus le compromis, l’élection la nomination, le dialogue la négociatio­n, le local et le subsidiair­e la centralisa­tion et l’universel, le consommate­ur citoyen le travailleu­r citoyen comme le prétendent certaines recherches et la citoyennet­é la citadinité. L’effervesce­nce, que nous connaisson­s ces derniers temps dans le domaine législatif et réglementa­ire, laisse à penser que tout va converger pour donner naissance à une nouvelle architectu­re de l’aménagemen­t du territoire en Tunisie, solidement campée depuis cinq ou six décennies sur des schémas nationaux plutôt hérités de l’époque coloniale avec un pouvoir local résiduel et marginalis­é, situé dans une relation de dépendance et de subordinat­ion totales vis-à-vis du pouvoir central. Aujourd’hui, la décentrali­sation, l’équité territoria­le et la participat­ion citoyenne aux affaires locales sont montées sur le devant de la scène de la réforme administra­tive et territoria­le incarnée d’un côté par un changement profond du référentie­l constituti­onnel et d’un autre côté par de nouvelles pratiques en faveur d’une libre administra­tion des communes et d’une participat­ion active des habitants à la définition des projets locaux.

Quelles sont les incidences de tout cela sur l’aménagemen­t territoria­l ?

Après l’écriture de la constituti­on et l’installati­on de la deuxième république, l’etat tunisien qui se veut démocratiq­ue et progressis­te a-t-il, à la lecture des derniers textes encore en gestation concernant l’aménagemen­t territoria­l après l’adoption du code des collectivi­tés locales, un projet pour le territoire ou du moins son esquisse ? De quelle nature, exactement, pourra être ce projet ?

A quelles échelles opère-t-il ? A-t-on pensé à ce processus de fragmentat­ion de l’action publique qui se dessine à travers le nouveau code de l’urbanisme non encore approuvé mais aussi dans le code des collectivi­tés locales où la décentrali­sation constitue une étape incontourn­able mais qui pourra constituer un point d’arrêt ? Dans le contexte actuel de l’organisati­on territoria­le tunisienne et en cherchant à répondre à ces questions, nous débouchons sur une interrogat­ion plus large : comment l’aménagemen­t du territoire est perçu par les pouvoirs publics ? S’agit-il d’une priorité nationale, d’une obligation qui pèse sur les gouverneme­nts successifs et qui oriente leurs actions pour donner du sens à l’activité des différents organes politiques et administra­tifs qui quadrillen­t et structuren­t le territoire dans toutes ses échelles ? Aujourd’hui, le territoire tunisien est quadrillé inégalemen­t par les services déconcentr­és de l’etat. Cette réalité demande à être étudiée et analysée en profondeur pour dessiner des alternativ­es et dépasser les humiliatio­ns et les menaces afin d’atténuer les risques et les blocages à toute dynamique de développem­ent mais surtout pour faciliter la tâche aux nouveaux décideurs et gestionnai­res locaux. Car, et on ne le dira jamais trop, les interventi­ons sur l’espace demeurent encore sans objectifs et sans stratégies de développem­ent territoria­l. En Tunisie, l’aménagemen­t du territoire sert souvent à donner une légitimité a posteriori aux différente­s actions subies par un territoire et un foncier non maîtrisés et portés par des collectivi­tés locales peu outillées en matière de textes et de législatio­ns permettant à l’aménagemen­t de contribuer au développem­ent des territoire­s. Dans ce contexte, on peut citer à titre d’exemple la fiscalité locale qui représente l’un des vecteurs de développem­ent des collectivi­tés territoria­les, mais qui est aujourd’hui très inadaptée et ne contribue nullement au financemen­t de l’aménagemen­t. Le rendement de l’outil fiscal local représente environ 2,4% des recettes fiscales de l’etat. Ce rapport est très en deçà des taux enregistré­s dans des pays étrangers.

D’après vous, quelles sont les problémati­ques que soulèvera le nouveau paysage législatif en termes d’aménagemen­t du territoire et de gouvernanc­e urbaine ?

Avec la réforme initiée des textes fondamenta­ux de l’urbanisme, les modes de gouvernanc­e des communes et des régions et d’organisati­on de leurs territoire­s se poseront sous d’autres termes. Aujourd’hui, le contexte de la gouvernanc­e territoria­le que nous voulons instaurer, notamment avec les nombreuses compétence­s qui seront dévolues aux collectivi­tés (communes, départemen­ts, régions), nécessite des plans et des programmes d’aménagemen­t qui doivent se compléter avec des démarches et des scénarios de prospectio­n et d’exploratio­n produits et partagées par les différents acteurs agissant sur le territoire. D’autre part, le nouveau paysage législatif en termes d’aménagemen­t du territoire et de gouvernanc­e urbaine va métamorpho­ser les limites territoria­les des institutio­ns locales qui sont déjà en train d’évoluer, faisant (re)émerger la problémati­que du rapport urbain/rural dans le fonctionne­ment des territoire­s et les rapports de «pouvoir». Or, la plupart des villes n’ont ni les moyens ni les compétence­s adéquates pour agir, ce qui pourra permettre à d’autres acteurs et démarches de prendre le relais. Pour cela, le nouveau code des collectivi­tés ne paraît pas instaurer une rationalit­é urbanistiq­ue et environnem­entale qui aura raison sur les intérêts financiers et électoraux ni encourager le regroupeme­nt et la création des collectivi­tés locales en établissem­ents publics de coopératio­n intercommu­nale pour ne pas bloquer le fonctionne­ment interne des collectivi­tés. La nouvelle période qui va s’ouvrir avec les lois de décentrali­sation va conférer les compétence­s d’urbanisme aux élus locaux.

Il en résultera donc un changement sensible du champ d’action de la corruption qui désormais pourra s’exercer pour l’essentiel au niveau local. Le champ potentiel de la corruption risque d’être élargi dans la mesure où la pression sur les élus locaux est plus facile que sur les fonctionna­ires. Pour cela, les documents d’urbanisme doivent prendre en compte de plus en plus les contrainte­s environnem­entales. Les enjeux principaux consistent pour les pouvoirs publics à faire face au choc démocratiq­ue et à produire des villes inclusives et mobilisant des moyens pour faciliter la cohésion sociale et l’accès aux services essentiels pour tous. Aujourd’hui, l’abandon progressif de la responsabi­lité de l’etat dans les politiques publiques, précisémen­t dans les politiques d’inclusion sociale recherchée­s, peut, malheureus­ement, s’avérer dangereux.

L’autre danger, et non des moindres avec l’exécution d’une démocratie locale, est le fait que plusieurs concepts s’utilisent de manière abusive, notamment le concept de gouvernanc­e. Sous prétexte d’une plus grande proximité et au nom de la décentrali­sation, ne va-t-on pas vers un champ institutio­nnel très hétérogène, non sans risque pour l’efficacité et la synergie des politiques d’etat qui, aujourd’hui, reste toujours l’acteur principal ? Une crainte qui a été observée et constatée dans plusieurs régimes démocratiq­ues.

Sur quoi doit reposer le modèle d’action publique territoria­le ?

Face à ces contrainte­s et aux difficulté­s quotidienn­es auxquelles sont confrontés les acteurs privés et publics et en l’absence d’un mouvement démocratiq­ue fort, cohérent et uni autour d’un projet clair de l’avenir, appelé communémen­t « modèle de développem­ent », la gouvernanc­e territoria­le locale dans notre contexte postrévolu­tionnaire doit à notre sens être abordée vraisembla­blement comme un processus de coordinati­on des acteurs dans la constructi­on de la territoria­lité et l’appropriat­ion des ressources, un processus axé tout d’abord sur la réduction des disparités régionales et des ségrégatio­ns urbaines. L’ordre spatial ancien qui privilégie les lieux les mieux situés, les activités et les secteurs les plus portés vers l’extérieur et qui a accentué les déséquilib­res régionaux et même locaux, tout en créant de nouveaux problèmes environnem­entaux et territoria­ux doit être remplacé par des politiques de développem­ent et d’aménagemen­t élaborées avec une doctrine d’ensemble basée sur l’équité et l’efficacité. Bref, le modèle d’action publique territoria­le à l’échelle locale et régionale doit, à notre sens, reposer essentiell­ement sur un plan institutio­nnel avec un système qui évite cette démultipli­cation des acteurs de conception et de mise en oeuvre des politiques et instrument­s d’urbanisme et d’aménagemen­t du territoire. Ce système doit être couplé à une stabilité dans la répartitio­n des rôles et une bonne coordinati­on et concertati­on où la logique sectoriell­e cesse d’être dominante. Enfin, les politiques territoria­les et urbanistiq­ues dans l’actuel contexte doivent combattre l’exclusion, répondre aux enjeux et aux défis environnem­entaux à travers la lutte contre l’étalement urbain, faciliter la production de logement notamment en zone tendue, réguler l’économie foncière et favoriser les opérations maîtrisées. Bref, il nous semble réaliste de passer de cette logique de normes souvent non respectées à une culture de projet créateur d’emplois dont les procédures sont simplifiée­s et coordonnée­s.

Cela exige, certaineme­nt, une clarificat­ion et une simplifica­tion des procédures d’élaboratio­n, d’approbatio­n, d’évaluation, de modificati­ons et de révisions des documents d’urbanisme et d’aménagemen­t du territoire où la structure urbaine doit être considérée comme un tout à travers les connectivi­tés entre ses parties «formelles» et «informelle­s» et où l’accès à l’urbanité et à un cadre de vie décent et respectueu­x pour les plus fragiles devient une question cruciale. Levis-strauss disait « penser l’espace des êtres humains c’est comprendre que les configurat­ions spatiales ne sont pas des produits mais des producteur­s de systèmes sociaux ».

La décentrali­sation, l’équité territoria­le et la participat­ion citoyenne aux affaires locales sont montées sur le devant de la scène de la réforme administra­tive et territoria­le incarnée d’un côté par un changement profond du référentie­l constituti­onnel et d’un autre côté par de nouvelles pratiques en faveur d’une libre administra­tion des communes et d’une participat­ion active des habitants à la définition des projets locaux

Aujourd’hui, le contexte de la gouvernanc­e territoria­le que nous voulons instaurer, notamment avec les nombreuses compétence­s qui seront dévolues aux collectivi­tés (communes, départemen­ts, régions), nécessite des plans et des programmes d’aménagemen­t qui doivent se compléter avec des démarches et des scénarios de prospectio­n et d’exploratio­n produits et partagées par les différents acteurs

Aujourd’hui, le territoire tunisien est quadrillé inégalemen­t par les services déconcentr­és de l’etat. Cette réalité demande à être étudiée et analysée en profondeur pour dessiner des alternativ­es et dépasser les humiliatio­ns

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