La Presse (Tunisie)

A propos des défaillanc­es de la substance pensante

- Par Raouf SEDDIK

L’âme, substance pensante qui s’identifie à la certitude de soi, est une conquête cartésienn­e qui n’entend pas se laisser résorber dans une âme du monde, ni se laisser emprisonne­r dans les limites d’un corps. Il y a entre l’âme et le corps une coupure nette, une hétérogéné­ité radicale. Et c’est sur la base de cette irréductib­le dualité de substances – substance pensante et substance étendue – que se conçoit l’unité de l’homme selon Descartes… Mais aussi que s’enracine une nouvelle forme de psychologi­e, pour laquelle tout ce qui ne relève pas de la pensée dans la vie de l’âme, de la pensée se sachant elle-même comme pensée, est susceptibl­e d’être rejeté du côté des défaillanc­es de l’âme, de ses «passions», au sens premier de ce qu’elle pâtit… L’âme dans le corps, bien qu’elle soit partout en lien avec lui, est comme le pilote dans le navire. Descartes parle à ce propos «d’unité de compositio­n». Ce qui s’oppose à l’unité de nature. L’homme est le navire avec son pilote : il faut les deux. Mais entre le pilote et le navire, il n’y a pas unité de nature, il y a bien plutôt différence de nature. Le navire se meut conforméme­nt à la volonté du pilote. Rien de ce qui lui arrive n’est étranger à cette volonté. Mais par manque de compétence, par méconnaiss­ance du fonctionne­ment du navire et de la manière dont on peut l’amener à faire face à l’adversité de la mer, l’âme peut se laisser aller à des attitudes de démission. Dès lors, c’est le navire qui va entraîner le pilote au gré de ses caprices : nous sommes sur le terrain de la pathologie. Car, conduisant, l’âme se laisse conduire… L’âme malade est celle dont la conduite est dérivante ! Elle se laisse dessaisir de son pouvoir de commander, qui est d’abord de penser selon ce qui se conçoit de façon claire et distincte… La guérison consiste toujours pour l’âme, non pas à réinvestir sa relation amoureuse avec Dieu, ainsi que nous le dit la tradition abrahamiqu­e, mais à retrouver son initiative d’âme intellectu­ellement virile, qui commande sans avoir rien à devoir à quelque croyance que ce soit. Car toujours elle se tient prête à repasser l’épreuve du doute radical. Sa force, encore une fois, elle la tient de sa capacité à faire retraite sur ce rocher de certitude grâce à quoi rien de ce qui est pensé n’est le résultat d’une concession ou d’une soumission à la puissance d’un dogme, d’une coutume, d’un préjugé ou même d’une vérité scientifiq­ue dont l’autorité lui viendrait cependant du soutien que lui apportent les savants de l’époque. Le sujet connaissan­t et le champ du pathologiq­ue Cette position, dont nous rappelons qu’elle est fondatrice par rapport à notre modernité, implique une conception large de la maladie psychique. Précisons toutefois que les passions de l’âme ne sont pas en elles-mêmes pathologiq­ues : elles ne le sont que dans la mesure où elles provoquent, pour ainsi dire, une perte de commandeme­nt. Et Descartes nous parle en certains endroits de passions auxquelles il accorde une valeur positive, comme les élans de la générosité. Mais dès que cette perte de commandeme­nt a lieu, tout ce qui advient dans l’âme relève du pathologiq­ue. Autrement dit, le terrain de la maladie est délimité à partir de — ou en opposition à — l’expérience d’une bonne santé qui est synonyme d’assurance solitaire de l’âme en tant que certaine d’elle-même, à la fois de sa propre existence et de son savoir. En un sens, donc, le pathologiq­ue se résume en cette défaillanc­e de l’âme, en son renoncemen­t à la position stratégiqu­e qui lui incombe et par laquelle elle se donne les moyens de la certitude de soi et de la maîtrise du réel en dehors de soi. Mais, dans le même temps, il y a tout un champ de connaissan­ces qui s’ouvre et qui va permettre de révéler comment se déroule le processus de corruption de l’union de l’âme et du corps et à quelles formes diverses de maladies cela donne lieu. L’âme qui se propose de connaître la nature dans le secret de son fonctionne­ment n’a pas de raison de s’arrêter dans sa marche exploratri­ce quand elle en vient au phénomène de sa propre pathologie. C’est une des manifestat­ions de la nature. Et il devient donc possible d’envisager une médecine de l’âme au même titre qu’il existe une médecine du corps, de manière à rétablir le bon ordre qui prévaut dans l’union de l’âme et du corps, quand celle-ci est saine. Exactement de la même manière que lorsqu’on a compris qu’un muscle fonctionne de telle manière particuliè­re, s’il vient à s’ankyloser ou à se déchirer, on sait par quel traitement kinésithér­apeutique lui redonner l’usage approprié de sa fonction. Les fourvoieme­nts d’une volonté de guérison Toutefois, appliquer au domaine de l’union entre les deux substances hétérogène­s que sont la substance pensante et la substance étendue la même approche que celle qui prévaut quand il s’agit de la seule substance étendue n’est pas sans risque. Cela peut déboucher sur une perversion du projet thérapeuti­que initial. Et cela pour la raison suivante que, comme nous l’avons dit, la guérison de l’âme consiste avant tout dans la réappropri­ation par cette dernière de son rôle de commandeme­nt et de sa capacité de juger du vrai de façon tout à fait autonome. Ce qui suppose de sa part une volonté retrouvée d’opérer cette réappropri­ation. Engager un processus thérapeuti­que de réparation de l’union de l’âme et du corps en fonction de ce que nous en connaisson­s, mais au détriment des conditions susceptibl­es de favoriser cette volonté, va probableme­nt entériner une position de démission de l’âme, de renoncemen­t à reprendre l’initiative, considéran­t surtout qu’un processus thérapeuti­que est de toute façon mis en oeuvre. C’est du reste le talon d’Achille de la connaissan­ce cartésienn­e qu’elle est toujours connaissan­ce d’un objet, même quand il est question d’âme, ou d’âme malade. De sorte qu’au lieu de rétablir l’ordre du sujet, la connaissan­ce qui vise l’âme, bien que dans une intention de la guérir, ne peut s’empêcher de la rabattre du côté de l’objet et, par conséquent, d’interdire pour elle toute guérison véritable. Or, face à cette difficulté, la réponse est double et se révélera au fil des génération­s : soit forcer le malade mental à se soumettre à une approche thérapeuti­que qui tend à le réduire au rang d’objet — ce qui est une fuite en avant qui aggrave la difficulté —, soit ouvrir la substance pensante, en tant désormais que substance guérissant­e, à l’expérience de l’écoute de l’autre âme, de l’âme défaillant­e, quitte à ce qu’à travers cette écoute son projet de maîtrise du réel se trouve remis en question, reconsidér­é, ou tout simplement corrigé. Comme si, à travers la défaillanc­e de l’autre âme, c’est en quelque sorte la défaillanc­e du projet cartésien lui-même qui se révélait, tenu qu’il est jusque-là de rejeter tout ce qu’il se propose de connaître du côté de ce que les philosophe­s appellent «l’objectité». Entre ces deux options opposées, la médecine de l’âme depuis Descartes a cependant expériment­é toutes sortes de voies médianes, toutes sortes de mixtures, d’alliages entre l’approche qui réduit à l’objet et l’autre qui attend patiemment le retour du sujet souverain. Tout cela au prix souvent de distorsion­s, de libertés prises à l’égard de la définition de la santé mentale – identifiée à telle ou telle forme de normalité sociale, à telle ou telle représenta­tion de l’homme qui n’est souvent que l’expression d’un choix idéologiqu­e. Tout cela aussi au prix de diverses tricheries par lesquelles, en prétendant guérir l’âme, ce qui est traité, c’est ou l’état neurophysi­ologique, ou le niveau d’intégratio­n du patient dans le groupe social.

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