La magie du cinéma
Récompensé à la Mostra de Venise en septembre 2017 par le Prix de la Journée des auteurs, puis à Cinélatino de Toulouse en mars dernier par le Prix du public, le film «Candelaria» du Colombien Jhonny Hendrix Hinestroza est arrivé mercredi 4 avril dernier
Des images tremblées d’une vidéo amateur. Des Yumas, des étrangers, sur une plage de Cuba. Quand le cinéma, les images et les touristes s’invitent dans la vie d’un vieux couple de La Havane, c’est le cavenas du conte brodé par le cinéaste colombien Jhonny Hendrix Hinestroza. Candelaria et Victor Hugo sont les personnages principaux de ce film, récompensé au dernier festival Cinélatino de Toulouse par le Prix du public (ex æquo avec un autre film cubain Sergio y Serguéi de Ernesto Daranas) et tout le poids de cette double fiction repose sur leurs frêles épaules de septuagénaires mal nourris aux gâteaux de carotte (Veronica Lynnel et Alden Knight tous deux très convaincants) dans une maison qui prend l’eau et se délabre avec eux. «Un jour Granma racontera l’histoire de deux vieux sous-alimentés morts non pas de faim, mais écrasés par une lampe qui ne servait plus à rien» , plaisante Candelaria. Humour cubain...
Boléros et période spéciale
Le rire qui permet d’oublier les privations, car nous sommes au milieu des années 1990, en pleine « période spéciale en temps de paix». Le mur de Berlin est tombé, l’allié soviétique a déclaré forfait et les Cubains sont soumis à un sévère rationnement. Les coupures d’électricité grillent les ampoules d’où d’ailleurs cette belle lumière dorée du film : nos deux personnages sont filmés dans leur intérieur le plus souvent : un éclairage à la bougie qui adoucit les rides des visages et des corps, patine les murs et les tapisseries fanées. Candelaria est chanteuse de boléros dans une boîte pour touristes (clin d’oeil au Buena Vista Social Club) et Victor Hugo, lecteur de journaux dans une fabrique de cigares où il régale les ouvriers des résultats de base-ball et arrondit ses fins de mois en traficotant. Les dimanches, ils se régalent d’une glace chez le célèbre glacier Coppelia. Les discours à la radio de Fidel Castro insistant sur les réussites de Cuba (l’école, la santé malgré la «grande pauvreté actuelle») accompagnent leurs dîners à la chandelle... Un condensé de «cubanité» en somme.
Candelaria et Victor Hugo se font des films
Les pépiements des poussins, adoptés par Candelaria pour un improbable futur festin, apportent un peu de fraîcheur et de jeunesse au tableau. Les poussins répondent à de doux noms de Boleros ou Guajiras, des airs traditionnels : dos Gardenias, Silencio, Guantanemara ou encore Bayamesa... L’hymne national cubain, clin d’oeil irrévérencieux du réalisateur ? Mais la découverte d’une caméra, volée ou perdue par des touristes, va venir bouleverser le tranquille ordre de tout ce petit monde. «Quand j’ai arrêté de te regarder ?», demande Victor Hugo à Candelaria. Nos deux personnages se redécouvrent l’un l’autre à travers l’oeil de la caméra avec laquelle ils jouent, s’inventent des saynètes, se font littéralement des films... Les deux comédiens se régalent et le spectateur le sent. «Tu es une bonne actrice, mais tu as besoin d’un metteur en scène pour te diriger» , lance Victor Hugo. Leur histoire d’amour se pimente aussi. Les corps se dénudent, un peu. Quand Jhonny Hendrix Hinestroza a fait le casting, il a prévenu l’actrice, Veronica Lynnel, une star à Cuba, au même titre que Madonna, selon lui, qu’elle aurait à faire une scène dénudée. Elle s’est bravement lancée. «Il y a toujours une première fois» , lui a-t-elle répondu. Les rides sont comme l’écorce de l’arbre, explique le réalisateur à son public toulousain conquis. Ce sont elles qui témoignent que nous avons vécu. Et les rides de Candelaria et de Victor Hugo touchent. Elles sont justes. Même les goûts étranges, «extrêmes», des touristes étrangers qui voudront acheter les petits films que le couple tourne, ne parviendront pas à salir leurs corps et leur amour. Le film est aussi une histoire de dignité, raconte le réalisateur : comment, grâce à l’amour, on peut rester debout dans la difficulté. Le scénario est d’ailleurs bien né à Cuba, où Jhonny Hendrix Hinestroza voyage souvent, inspiré des confidences d’une vieille femme qu’il avait rencontrée en présentant son premier film «Chocó» (également remarqué à Cinélatino à Toulouse en 2013) à La Havane.
Un film intimiste et politique
Un film intimiste où le contexte politique est présent, en creux ou explicitement : le copain El Negro bricole un moteur pour l’embarcation qui lui permettra de s’échapper de l’île, les employés de l’entreprise où travaille Candelaria sont licenciés pour avoir manifesté contre le régime, la menace des redoutés comités de vigilance de quartier (CDR) — que l’on ne voit jamais — est souvent agitée, l’élevage des poussins, «espèce mineure» , interdit au nom de la « loi d’alimentation cubaine »... Et en face, les profiteurs de la crise : les touristes et le receleur venu du « premier monde » qui achètent tout, y compris l’intimité des gens. L’ordre à Cuba est bouleversé par la crise économique et les perversions qu’elle entraîne. Alors, Candelaria, un film politique ? Il appartient à chaque spectateur de se faire son propre film, suggère le réalisateur, qui n’est cependant pas certain que son dernier longmétrage soit un jour présenté en salle à Cuba. « Ils veulent vendre le pays et ces fous voudraient que l’on agisse comme eux, déclare, d’un ton las, Fidel Castro à la radio, plutôt perdre que capituler ! ». Ironie de l’histoire, une partie du tournage s’effectua pendant la période de deuil imposée après le décès du Líder Máximo en novembre 2016. Il n’y a pas vraiment de perdants dans cette histoire. Les petits poussins de Candelaria sont devenus des petits poulets, ils n’ont toujours pas été mangés. Et le cinéma, les images des petits films tournés par les vieux amants, a transcendé la vie et la mort.