La vie est belle
Que reste-t-il après la boulimie feuilletonesque du mois de Ramadan ?
Plus de 36 feuilletons de production panarabe de tous genres et quelques tunisiens se sont bousculés sur les chaînes en ce mois de Ramadan 2017. Rediffusés sur Youtube et sur des sites spécialisés, la plupart de ces fictions recueillent un nombre important de «vus». Il faut croire que cette ration de nourriture symbolique, qu’est la fiction, ne se tarit jamais. Plus la vie réelle se complique, plus on s’engage dans cet espace imaginaire du feuilleton. On écoute les complaintes de ces femmes incomprises par leurs hommes ou qui se démènent pour nourrir leurs enfants, comme si nous les prononcions nousmêmes et que leurs souffrances nous appartiennent. On accompagne «Naima», alias Yousra dans «Al Hissab Yegmaa», dans sa démarche désespérée pour rendre son argent à ce tyran de propriétaire et on lui prodigue des conseils à voix basse, tout en sachant qu’elle ne les suivra pas. Oserait-on voler de l’argent pour résoudre le problème si on était à sa place ? Pourquoi est-on si troublés par ses hésitations ? Naima a beau vivre dans un pays ou un quartier qui n’est pas le nôtre, son dilemme est le nôtre. On veut croire coûte que coûte à cette histoire invraisemblable de cette femme qui débarque dans un village appelé Al Heyba (d’où le titre de ce feuilleton libanais) pour enterrer son mari, et qui découvre que sa belle-famille est plongée jusqu’au cou dans le commerce des armes. Son angoisse pour son fils qui grandira dans les guérillas et sous les coups de feu, sa colère et son amour naissant pour Jebal cheikh Al Jebal (Taym Hassen) nous appartiennent. On avale bien ces rebondissements incessants dans la vie d’Amina (Hind Sabri), atteinte d’une leucémie et qui, grâce à l’amour de ses proches, survit à sa maladie. Cet élan vers la fiction, quelles que soient sa qualité et ses fins en queue de poisson, n’exprime rien d’autre que cette soif jamais comblée, de possible. Comme le dit si bien Thomas Pavel (auteur américain de «l’art de l’éloignement») : «Nous ne sommes pas identiques à notre vie. Notre vrai milieu, notre vraie nourriture est le possible». Nous concevons sans arrêt des plans d’action dont seule une infime partie voit le jour, ajoute-t-il. «Attentifs aux êtres proches ou lointains, nous ne cessons de scanner, silencieusement ou de vive voix, leur existence. Mais ni les projets en l’air ni les commérages ne nous suffisent. Insatiables, nous nous engageons dans les espaces imaginaires, des films, des romans ou des feuilletons». Bref, dans la fiction télévisuelle surtout, la vie est belle. Car tout finit par s’arranger. Chez les Egyptiens c’est encore mieux. Les méchants (souvent un peu trop méchants) sont punis. On pardonne aux traitres (Al Hissab Yegmaa). Le cancer est vaincu quelle que soit sa gravité (Halawet eddonia) et on n’hésite pas à légitimer le chantage ou le blanchiment d’argent si c’est pour la bonne cause (Ardh Gaw avec Ghada Abderrazek). C’est au bout de 29 épisodes que le scénariste se rappelle que la loi existe. C’est ce qui sauve souvent les meubles, quand c’est la panne sèche d’inspiration. Réenchanter le monde, c’est bien. Pourquoi donc cette suspension volontaire de crédibilité ? Mais comme disent les anciens : «Le chien aboie et les caravanes passent». Le public se tourne en masse vers ces programmes et les succès d’audience de ces feuilletons représentent une «valeur refuge» pour les grandes chaînes. A quoi bon aboyer ? Dommage quand même pour ces débuts de récit où la bulle éclate d’un pays comme l’Egypte après des années de dictature et de corruption. On sent, dans certains feuilletons, cette volonté de couper le cordon avec un passé douloureux et d’avancer vers un avenir plus sécurisant. Mais commerce oblige : il faut un happyend et le temps est compté pour écrire, tourner, et livrer le PAD (prêt à diffuser). Le plus grand producteur de fictions arabes a encore du mal à estomper les limites entre la réalité et la fiction pour permettre une bonne identification.