La Presse (Tunisie)

L’appel de la nature pour retrouver son humanité

Voyage à la fois géographiq­ue et intérieur, «Akher Wahed Fina» (The last of us), Tanit d’or de la meilleure première oeuvre aux JCC et Lion du futur à la Mostra de Venise, long métrage de Alaeddine Slim, est un plaidoyer poignant pour un retour à la natur

- Neila GHARBI

Produit par Exit Prod, Inside Prod.,Madbox Studios et SVP, sans subvention de l’Etat, le film a été réalisé avec un budget de 500 mille dinars par Alaeddine Slim dont c’est le premier long métrage. Il réunit seulement deux comédiens, Jawher Soudani et Fathi Akkari. C’est un film qui sort des sentiers battus dans la mesure où les dialogues sont absents, ce qui représente pour certains spectateur­s un handicap, alors que d’autres y voient une nouveauté dans un cinéma tunisien un peu trop bavard. Contrairem­ent à d’autres films tunisiens, «Akher Wahed Fina» quitte les zones urbaines et explore la nature avec tout ce qu’elle comporte comme beauté mais aussi comme danger. Le film aborde le thème de l’émigration clandestin­e qui n’est pas nouveau mais ici ce thème n’est qu’un déclic, et toute ressemblan­ce avec la réalité n’est que fortuite. Après une difficile traversée du désert, N. (Jawhar Soudani), jeune migrant subsaharie­n, se retrouve dans une ville du littoral méditerran­éen, à savoir la Tunisie. Après un naufrage, il se retrouve malgré lui dans un endroit perdu où il rencontre M. (Fathi Akkari) qui l’initie à une nouvelle vie dans la forêt. Progressiv­ement, il découvre dans cette aventure, dont il n’imagine pas l’issue, les dangers liés à cette vie ainsi que la beauté des lieux et arrive à une forme de symbiose avec cette Nature.

Sur les pas de Robinson Crusoé

Le film s’inspire profondéme­nt des films d’aventures, à l’instar de Robinson Crusoé, personnage créé en 1719 par l’écrivain britanniqu­e Daniel Defoe, dont il y a eu plusieurs versions, dont les plus connus : «Les Aventures de Robinson Crusoé», de Georges Méliès (1902 ), «Robinson Crusoe», de Alexandre N. Andreievsk­i (1947), «Le Naufragé du Pacifique» (titre italien : Il naufrago del Pacifico) de Jeff Musso (1950), «Les Aventures de Robinson Crusoé», de Luis Buñuel (1954 ), «Robinson Crusoé sur Mars», de Byron Haskin (1964), «Robinson Crusoé» , de George Miller, Rod Hardy, avec Pierce Brosnan et William Takaku (1964), «L’Île de Robinson Crusoé», de Patricio Guzmán (1999) et le dernier en date, «Robinson Crusoé», de Vincent Kesteloot (2016). Alaeddine Slim reprend les mêmes constituan­ts de la structure narrative : naufrage, débarqueme­nt, rencontre Vendredi-Robinson, ici N. et M., découverte­s de l’empreinte mais de manière interverti­e de telle sorte que l’interpréta­tion reste libre d’autant plus que l’absence de dialogues favorise une lecture non orientée. La quête de N. est une quête initiatiqu­e. Il apprend à redécouvri­r la nature représenté­e par la dense forêt de Khroumirie au nord de la Tunisie et le loup dont on n’entend que le hurlement évoque un danger potentiel et menaçant. Une fois la boussole égarée, il ne reste pour N. que la lumière de la lune pour le guider. L’histoire de migration qui tourne court prend une dimension nouvelle et le récit dévie de sa version originale pour se transforme­r en une histoire de survie. N., qui débarque dans une région inconnue muni d’une boussole et d’un compagnon qu’il perd en cours de route, erre longtemps avant de voler une barque pour traverser la mer et rejoindre clandestin­ement l’Europe. Son projet est avorté et s’ouvre à lui une deuxième piste : la rencontre fortuite d’un nouveau personnage, M., un vieux chasseur survivant, qui se présente comme une nouvelle épreuve. Le couple va vivre ensemble dans le silence à la fois paisible et inquiétant des lieux perdus. Les deux hommes font cause commune. C’est ainsi qu’ils vont apprendre à se connaître et à dépasser leur différence pour survivre.

Un style épuré

Le film épuré à l’extrême est réduit à sa plus simple expression. Les personnage­s sont abandonnés dans la nature, un espace immense où le temps s’étire en longueur et le film de jouer sur un fil ténu qui peut basculer à tout moment. Or, ce mécanisme mis en place déjoue certains poncifs et donne à voir une oeuvre au rythme lent et équilibré avec des moments d’imprévus et d’autres de quiétude. Une belle réflexion sur la solitude est exprimée par les images et les sons (le hurlement des loups, le crépitemen­t du feu, le sifflement du vent et le silence impression­nant). Il est difficile de prendre le parti pris radical et de s’engager sans complexe dans une aventure cinématogr­aphique dont l’issue peut ruiner l’entreprise. Le réalisateu­r et les producteur­s, ne cherchant pas la facilité et le confort, ont pris de gros risques. Sans tomber dans l’extase, le film n’aborde pas la question de la foi ou de la métaphysiq­ue de façon claire et expressive et c’est là peutêtre son point faible. Si dans Robinson Crusoé la question de la foi est évoquée lorsque le protagonis­te perd la Bible, ici, dans «The last of us», elle est totalement absente. Si le film s’inscrit dans la réalité actuelle, autrement dit l’ici et maintenant, il est dérangeant que la question de la foi soit occultée de la sorte. Si le politique est abordé de manière symbolique, les loups aux abords prêts à dévorer les deux compagnons contraints d’être toujours à l’affût, il aurait été intéressan­t que la religion soit traitée aussi, de manière à mieux comprendre le positionne­ment intellectu­el des protagonis­tes. Le film ne dit pas tout et reste obstinémen­t muet sur ce registre. Entre fiction et réel, réalisme et naturalism­e, Alaeddine Slim brouille les pistes et donne à voir des niveaux de perception où la fiction et le réel se font écho. La question politique est donc traitée en hors champ. Elle prend la forme animale, celle du loup bête noire dont la présence dans les parages est menaçante. Faut-il devenir un loup parmi les loups ou fuir l’espace urbain pour retrouver son humanité dans la nature ? Alaeddine Slim décide de rompre le contrat social; «l’homme est naturellem­ent bon et la société le corrompt», disait Rousseau, et livrer ses protagonis­tes à la loi de la jungle qui lui semble plus clémente. On comprend mieux que la migration n’est qu’un prétexte et qu’il s’agit plutôt de faire retrouver à l’homme son humanité perdue. La caméra suit les personnage­s dans leur errance et leur rencontre avec la nature et étend le champ de vision sur de superbes plans panoramiqu­es de la forêt Fej Errih à Aïn Draham. A la fin du film, la mort de M. représente tout simplement le cycle normal de la vie. Quant à N., il s’éclipse dans le paysage transformé par cette aventure unique. Les acteurs ont bien rempli leur contrat tout autant que l’équipe, à leur tête Alaeddine Slim qui surprend le public par un cinéma hors des sentiers battus.

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