Les enfants de la télé
Le football, opium du peuple, est un produit d’appel qui aimante les diffuseurs-annonceurs et qui sollicite l’arbitrage des fédérations sportives.
Si l’on procède à un recoupement d’informations et si l’on se penche sur la chronologie des derniers événements du moment, l’on ne peut que tirer des théories et indices sur la suite romanesque de la relation FTF-TV nationale. Tout a commencé avec cette polémique née de la couverture atypique des deux chocs du play-off, soit le derby et le classico. Une programmation unilatérale sur fond de changement d’horaires sans préavis ni consultation a fini par mettre le feu aux poudres et précipité une sorte de rupture conjoncturelle entre l’Etablissement de la télévision nationale et la Fédération tunisienne de football. Le ton se durcit de part et d’autre. Et, les motions de défiance s’invitent dans un débat qui prend la forme d’un bras de fer. Al Wataniya rappelle ainsi les violations des clauses du contrat avec la FTF, mentionne les cas de violence (intégrité physique) dont sont victimes les équipes technique et journalistique. Et exige un meilleur comportement protocolaire envers le service public en général. La polémique enfle et la conciliation-médiation n’est plus retenue dans l’agenda des protagonistes. On en remet une couche à intervalles réguliers et la déclaration inappropriée du président du CSS sur la chaîne nationale crée un tollé et envenime le débat. Pointée du doigt, la FTF prépare sa riposte. Dans le même temps, la TV1 menace de résilier son contrat avec la FTF (ambiance!). A coups de communiqué et de réunion de crise (et non de mise en place de cellule de crise), on réagit à l’instinct, à l’impulsion, alors qu’il aurait même été préférable de faire le dos rond et de laisser passer l’orage. Tout est même remis à plat parfois avec ce communiqué de l’Etablissement de la télévision nationale qui appelle carrément à revoir les clauses de l’accord entre les deux parties, examiner toutes les conséquences légales des derniers soubresauts, y compris la résiliation de l’accord initial ! Par cette réaction, la TV1 réagissait elle-même au communiqué de la FTF et des clubs, jugeant impulsive et tendancieuse la riposte de ces derniers. En clair, la TV1 a traduit la déclaration commune des clubs comme une sorte d’atteinte et un précédent qui ne ferait que gripper la mission des agents de la Télévision Nationale avec tout ce que cela entraînerait comme perturbations pour les commentateurs des compétitions. La TV1 a même poussé plus loin l’analyse de la prise de position des clubs et de la FTF en jugeant que leur position porte atteinte à la ligne éditoriale des journalistes ! Bref, c’est l’impasse et on n’est pas sorti de l’auberge !
Le streaming pour contourner le blocage!
Ce faisant, si l’on procède à une comparaison, sorte de raisonnement par analogie, quelques observations particulières chez nos voisins peuvent nous amener vers des conclusions de portée générale. Le cas des matchs des équipes nationales tunisienne et algérienne non diffusés en raison de certains droits TV exorbitants n’a pas manqué de faire pleurer dans les chaumières maghrébines. Etude du cas algérien à ce propos : en Algérie, la télévision publique a ainsi été privée de football un temps ! C’était l’année dernière où un communiqué laconique mais non moins officiel a expliqué cette « fatalité » en raison des coûts en perpétuelle et exponentielle augmentation des droits de retransmission. La télévision nationale algérienne n’a donc pas diffusé les matchs de la CAN, dénonçant au passage l’attitude du détenteur des droits, la chaîne à péage qatarie, BeIN Sports. Et aux puristes maghrébins de s’en remettre au «système D», celui de la débrouille ! Un décodeur magique, un câble USB, un soft venu d’ailleurs. Quelqu’un trafique un boîtier, le branche sur la connexion Internet, et le tour est joué ! Les chaînes apparaissent comme par enchantement ! Finalement, les riches et les pauvres ne vont pas galérer. Mais maintenant, le vrai match sera déplacé sur le terrain de la géopolitique du football. On le dit haut et fort. Au lieu de promouvoir le football comme elle le clame, la CAF a au contraire privilégié ses intérêts financiers. Les grosses multinationales en profitent pour se sucrer sur le dos des inconditionnels. La filiale du Groupe Lagardère se voit attribuer les droits par la CAF et remporte la mise. De quoi attiser certaines tensions et pousser la métaphore. Les uns disent même que leur pays négocie avec le FMI mais n’a pas l’influence nécessaire pour s’opposer au capitalisme sau- vage de la sphère footballistique. Mais ce n’est pas ça qui va les empêcher de voir jouer l’équipe nationale ! Une connexion internet haut débit, un PC et vive le streaming !
Télé-foot et opium du peuple!
De tout temps, les rapports entre le football et la télévision sont houleux. En Europe et du côté des richissimes monarchies du Golfe, ces rapports apparaissent nettement plus apaisés, car les chaînes de télévision acceptent désormais d’investir de fortes sommes d’argent pour se payer le «spectacle». Sur ce, le phénomène n’est vieux que de vingt ans; et depuis lors, l’escalade des budgets est impressionnante par rapport aux deux dernières décennies. Bref, les droits ont explosé. Étant le sportroi par excellence, la diffusion du football est devenue un facteur majeur dans le développement des chaînes de télévision cryptées accessibles par abonnement payant à travers le monde. Ce qui a fortement multiplié les recettes financières des droits TV, mais conduit à des guerres d’appels d’offres entre chaînes TV, surtout dans les événements footballistiques les plus suivis au monde tels que la Coupe du monde de football, la Ligue des champions de l’Uefa, l’Euro, la CAN. En France, par exemple, les chaînes hertziennes sont généralistes. Le sport ne constitue donc pas l’essentiel de leurs programmes. En revanche, les chaînes se focalisent sur certaines disciplines et certains événements phare. Elles y consacrent des retransmissions et des émissions dédiées au sport : TF1 s’intéresse au football (Coupe du monde, matchs de l’équipe de France) et à la voile. France Télévisions diffuse les Jeux olympiques, du football (Coupe de France), du rugby (Top 14, Coupe d’Europe), du cyclisme (Tour de France, «classiques»), de l’athlétisme. De plus, de par sa mission de service public, le groupe retransmet des sports moins médiatiques (handball, natation, etc.). M6 a la volonté de développer son offre sportive (matchs de l’OM en Uefa, matchs de football pour la Coupe du monde en Allemagne). Quant à la chaîne cryptée généraliste Canal+, elle fait du sport un des éléments-clés de son offre avec le cinéma en proposant la diffusion en exclusivité du championnat de France de Ligue 1, de certains matchs de la Ligue des Champions, etc. Parmi les chaînes du câble et du satellite, il faut souligner le leader Eurosport et ses challengers InfoSport, L’Equipe TV, Sport+ et ESPN Classic. Il existe également des chaînes sportives spécialisées telles que Equidia et Eurosport. C’est à ne plus s’y retrouver !
La hache de guerre est déterrée !
Il y a bien entendu l’acteur incontournable, au centre de tous ces flux, qu’est l’instance sportive légitime (FTF, FFF, FAF...). Mais ce qui retient l’attention, c’est cette guerre de tranchées (et non larvée) que se livrent les acteurs et protagonistes essentiels tels que les gros bouquets, à l’instar de Canal+ et BeIN Sport. L’enjeu, c’est les droits TV du sport. Et pour décrocher la timbale, l’antagonisme atteint des sommets! On s’accuse mutuellement de concurrence déloyale. On demande réparation du préjudice subi. Il y a même parfois du K.-O. dans l’air avec ces ligues sportives qui veulent faire «cracher» les diffuseurs ! Mais comment les blâmer de vouloir faire monter les enchères ? Pour comprendre la tentation et la tendance, faisons un tour d’horizon des différents fronts de la guerre des chaînes. A tout seigneur tout honneur. L’ascension fulgurante de BeIN Sports a de quoi capter l’attention. Créée en juin 2012, la chaîne qatarie s’est aussitôt lancée dans la course à «l’armement sportif» en répondant tous azimuts aux appels d’offres lancés par les différentes fédérations, le football étant son produit d’appel numéro 1. Il faut dire que BeIN Sport n’a pas fait les choses à moitié. Elle a notamment débauché 22 journalistes de Canal+! Et les performances se sont accumulées en seulement quelques années d’existence. Rentable via une tarification étudiée, elle a amené à terme Canal+ à décider de porter l’affaire en justice pour distorsion de concurrence entre elle et la chaîne qatarie, financée par un fonds souverain aux ressources considérables! La chaîne cryptée française avait même demandé au tribunal d’enjoindre BeIN Sports à établir une nouvelle grille tarifaire «orientée vers les coûts effectivement supportés» par la chaîne ! Pour faire bonne figure, BeIN Sports a riposté en réclamant à Canal+ des millions d’euros de dommages et intérêts.
Boulimique !
La bataille du foot va s’amplifier et BeIN Sports ne recule devant aucune opportunité. Après la Ligue des champions de football, le basket NBA est tombé dans son giron, de même que les tournois de tennis du circuit ATP (plus Wimbledon) et certaines grandes courses cyclistes. La chaîne qatarie lorgne à présent sur le gros événement de l’année 2014 : la Coupe du monde de football au Brésil. Après avoir essuyé une perte de 40 millions d’euros lors du Mondial 2010, TF1, propriétaire des droits, souhaitait revendre la diffusion de 36 matchs en direct. Un accord a été conclu avec BeIn Sports, pour un montant de 50 millions d’euros. La chaîne sportive diffusera l’intégralité des matches de la compétition (64 rencontres), dont 36 en exclusivité. Mais quid des autres diffuseurs ? A côté de Canal+ et BeIN Sports, les autres chaînes françaises ont du mal à exister. En attendant une éventuelle OPA (offre publique d’achat) de la chaîne qatarie, elles disposent néanmoins d’exclusivités non négligeables. TF1 se satisfait de l’équipe de France de football, tandis qu’Eurosport se concentre sur ses fondamentaux : cyclisme (avec de nombreuses courses tout au long de la saison), sports d’hiver, sports mécaniques, tournois du Grand Chelem de tennis (sauf Wimbledon), Pro D2 et Challenge Européen de rugby, Ligue 2 et Coupe de France de football. Quant à France Télévisions, elle garde son pré carré : Tour de France et quelques classiques cyclistes, Roland-Garros, équipe de France de rugby (et Coupe d’Europe), Coupe de France et Coupe de la Ligue de football, compétitions internationales d’athlétisme et de natation, Jeux olympiques. Il lui reste simplement à relever le niveau de certains de ses commentateurs…
La part du gâteau !
Ils se sont invités au festin des droits télé du sport. La diffusion, désormais possible, de sport sur tablettes et smartphones est un puissant levier de développement pour l’économie numérique. La Coupe du monde de foot sur facebook ? Sans doute pas dès 2018, mais les acteurs du Web sont de plus en plus actifs sur le marché des droits de diffusion. Des deals en série pour les grands noms du Web. Twitter, Facebook, Snapchat, Amazon et les autres attendraient patiemment leur moment. Insatiables, ils se rêvent depuis déjà quelque temps en diffuseurs d’événements sportifs. Il y a peu, Amazon a raflé les droits Web et mobile de la Bundesliga, le cham- pionnat de foot allemand. C’était peu de temps après que Twitter a obtenu les droits de diffusion en ligne de dix matchs de football américain, soit le fameux Thursday Night Football. Snapchat a, lui, signé un accord avec NBC pour partager des vidéos portant sur les JO de Rio, tandis que Facebook lançait Sports Stadium, un espace dédié sur son application mobile permettant aux 650 millions de fans de sport de commenter en direct les rencontres, d’échanger du contenu, des temps forts et des statistiques. Enfin, la société anglaise Perform, sorte de Netflix du sport, a acquis récemment les droits de diffusion en Allemagne de la Premier League anglaise pour les retransmettre en exclusivité sur sa plateforme. Et on ne parle même pas de l’accord conclu par la Ligue de football professionnel (LFP) avec Dailymotion et Google pour diffuser les résumés et les temps forts des matchs de L1! La vidéo est au coeur de la bataille que se livrent les géants du Net, et le sport est un levier de développement puissant. C’est désormais l’unique élément distinctif qui permet de rassembler massivement des utilisateurs en direct et de capter de la publicité. Pour autant, ces nouveaux entrants vont-ils rebattre les cartes dans l’attribution des droits audiovisuels ? Un marché qui ne connaît pas la crise et qui n’a cessé, ces dernières années, d’engranger les records. L’histoire nous enseigne qu’à chaque appel d’offres, et quelles que soient les disciplines phare, il y a toujours eu un nouveau venu pour alimenter la concurrence et faire monter les enchères !