Slim Feriani, ministre de l’industrie et des PME
« Au lieu de parler de désindustrialisation, il serait plus utile de réfléchir sur les moyens d’aider l’industrie à produire plus et mieux »
Très discret, le ministre de l’Industrie avec ses départements chargés des industries manufacturières et non-manufacturières, de l’énergie, de l’innovation et des PME, a pris l’habitude de ne pas communiquer assez sur ses projets. Et pourtant ce ne sont pas les réalisations qui manquent. Dans cette interview accordée à l’Economiste Maghrébin, Slim Feriani, ministre de l’Industrie et des PME, revient sur la démarche qu’il applique à la tête de ce département pour gérer au mieux ce secteur stratégique qui représente 25% du PIB, 20% de l’emploi et 90% des exportations.
Le ministre a particulièrement évoqué le financement de 400MDT dédié, sur trois ans, aux PME, l’entrée en production incessante du gisement gazier Nawara (1% de croissance), la reconduction de la redevance sur le gazoduc algéro- tunisoitalien (0, 5% de croissance), la reprise prochaine (début 2020) du gisement Hakl menzel au large de Monastir et la future concession de 500 mégawatts dans le solaire moyennant un investissement de 400 millions de dollars.
Dans cet entretien, le ministre a plaidé pour la continuité en matière de politique industrielle, rejeté, preuves à l’appui, les discours qui parlent de désindustrialisation du pays et mis l’accent sur l’émergence de nouveaux secteurs porteurs : l’aéronautique, l’industrie pharmaceutique et l’agro-industrie (conditionnement de l’huile d’olive).
Il a abordé aussi les industries extractives et l’enjeu de porter la production à 6 millions de tonnes afin de redresser la situation financière économique du Groupe chimique et de la compagnie de phosphate de Gafsa.
Comment peut-on qualifier les principaux indicateurs industriels en termes de valeur ajoutée, de montée en gamme, de contenu technologique et d’export ? Les clignotants sont-ils au vert, à l’orange ou au rouge ?
Le secteur industriel, avec ces deux composantes, industries manufacturières et industries non manufacturières, représente environ 25% du PIB ce qui représente un pourcentage respectable, et ce, en comparaison d’autres pays.
Mention spéciale pour les industries manufacturières qui constituent la locomotive du secteur. Elles représentent, à elles seules, 17% du PIB. Encore une fois, en termes de pourcentage du PIB, c’est un pourcentage très respectable.
Quand on parle d’industries manufacturières, on parle d’industries de transformation, de composants automobiles, d'aéronautique d’industrie textile et habillement qui a connu son essor, depuis les années 70, à la faveur de la loi 72 sur la sous-traitance et plusieurs autres secteurs, tel que le secteur pharmaceutique.
Ces industries ont leur poids sur les 40 milliards de dinars à l’export, soit 10% de nos exportations totales. De tels chiffres signifient que l’industrie manufacturière tunisienne a un avantage comparatif certain et qu’elle est compétitive sur plusieurs plans, s’agissant de l’innovation, des technologies, de l’indice 4.0.
Par sous-secteur sur 90% des exportations des industries manufacturières, 50% proviennent des industries mécaniques et électriques lesquelles sont constituées surtout de composants automobiles et aéronautiques. Ces filières ont beaucoup évolué ces dernières années en Tunisie.
A titre indicatif, il y a une quinzaine d’années, le secteur aéronautique était embryonnaire et exportait peu. Aujourd’hui, à la faveur de l’implantation en Tunisie de grands groupes comme Air Bus et le CCA, les exportations de ce secteur ne cessent de s’accroître avec une valeur ajoutée de 100% grâce au niveau des technologies et de l’innovation.
Ceci est vrai pour d’autres filières industrielles telles que l’industrie textile et habillement et l’industrie agroalimentaire, et ce, grâce au programme de mise à niveau engagé depuis deux décennies.
Par ailleurs, si les indicateurs de la production industrielle ne sont pas au vert comme on le souhaite, et ne peuvent être, par conséquent, qu’à l’orange, c’est parce que nous continuons à souffrir de plusieurs facteurs exogènes et endogènes. Parmi ceux-ci figurent, le ralentissement de la croissance en Europe, la crise de la Libye (les échanges avec ce pays représentent 4% du budget de l’Etat), le coût de la lutte contre le terrorisme à travers l’augmentation des budgets des forces de sécurité (ministère de l’Intérieur et de la Défense), l’augmentation du TMM qui freine l’investissement, la part de la masse salariale dans le budget laquelle est passée de 6 milliards en 2010 à 20milliards de dinars en 2019.
Pour répondre à votre question, la croissance de l’industrie tunisienne est à l’orange. Dans certains sous-secteurs, elle est au vert : aéronautique, conditionnement de l’huile d’olive, composants automobiles. L’essentiel pour nous est que l’industrie tunisienne soit dans la course, dans la compétition mondiale.
Quelle était votre ambition pour le secteur industriel quand vous l’avez pris en charge ? Quels étaient vos objectifs ? Qu’avez-vous accompli à cet égard qui puisse vous conforter dans votre démarche ? Qu’est-ce qui reste à accomplir ?
Les objectifs fixés étaient d’aller de l’avant. Nous avons essayé de cadrer les orientations pour booster la compétitivité dans les secteurs concurrentiels parce que notre objectif essentiel, en tant qu’équipe gouvernementale, était de booster l’investissement, créer de l’emploi, impulser les exportations et créer une dynamique de développement et une croissance durable.
Ce sont là les quatre axes autour desquels étaient articulée notre plan d’action depuis 2017. Ainsi, on s’est concentré sur l’amélioration de la compétitivité. Dans ce contexte on a oeuvré à améliorer les programmes de qualité, la logistique (technopôles, centres techniques…). On se devait également d’accompagner les champions nationaux et les secteurs porteurs, renforcer l’infrastructure industrielle (zones industrielles, technopôles, centres techniques…), redonner confiance aux investisseurs en se rendant sur leur site de production…
Le principe étant : le ministère de l’industrie et des PME est là pour servir le secteur industriel et ses entreprises. Notre démarche s’inscrit dans la continuité. Il s’agit d’améliorer ce qui existe malgré un contexte défavorable. Depuis 2011, le contexte était très difficile.
Depuis 2017, nous avons mis l’accent sur la mise au point de stratégies industrielles à court, moyen et long termes (2020 2035). Objectif : il faut avoir de la visibilité et cesser de naviguer à vue.
Vous avez fait d’emblée de l’industrie 4.0 votre cheval de bataille. Qu’en est-il au juste ? Serait-ce la démonstration d’une redéfinition de notre politique industrielle ?
Il y a quinze ans, l’industrie tunisienne était compétitive avec comme fleuron le secteur textile habillement, cuir et chaussure. Aujourd’hui, le sous-secteur du cuir et chaussure n’est pas aussi concurrentiel comme c’était auparavant. On a encore des avantages comparatifs dans ce soussecteur mais ce pourcentage a tendance à s’amenuiser.
Par contre, il y a des secteurs qui sont plus compétitifs sur le plan technologique comme l’aéronautique, les composants automobiles, l’industrie pharmaceutique. Ces secteurs ont pris de plus en plus de l’ampleur avec un fort potentiel d’exportation vers l’Europe et l’Afrique.
Avec notre emplacement exceptionnel entre deux continents, l’Europe et l’Afrique, soit entre 4 milliards de personnes à l’horizon 2030, notre politique économique, y compris notre politique industrielle, doit prendre en considération notre situation stratégique et l’avantage comparatif dont on peut en tirer. L’ultime objectif étant de faire du siteTunisie de production internationale un hub économique, technologique et industriel par excellence.
Je me dois de rappeler que la Tunisie est déjà un hub pour de grands groupes italiens implantés à Bizerte et pour d’autres français comme le constructeur européen
Airbus. Nous sommes actuellement perçus comme un hub pour plusieurs entreprises. J’en veux pour preuve des groupes comme des groupes italiens qui s’installent à Bizerte et des groupes français comme le groupe Airbus et CCA (société Corse Composites Aéronautiques, spécialiste du développement de pièces complexes en matériaux composites destinés à l’aéronautique).
La CCA vient d’investir, à elle seule, dans le cadre d’une extension à Enfidha, pour un montant de 160 Millions d’euros. C’est de toute évidence un investissement de confiance avec de nouveaux emplois et de nouvelles spécialités, ce qui nous permet de monter en gamme.
Ces groupes ont décidé de s’installer en Tunisie certes en raison de la disponibilité de certains avantages (proximité, main-d’oeuvre bien éduquée, et bien qualifiée et à coût concurrentiel), mais également parce que la Tunisie est aussi un marché relais pour la conquête d’autres zones limitrophes.
En ce qui concerne l’industrie 4.0, nous sommes en train d’encourager la mise en place d’un écosystème favorable à travers les écoles d’ingénieurs, les centres de recherche, les pépinières, les startups, les centres techniques, la spécialisation des technopôles tels que ceux de Borj Cedria et de Sousse, spécialisés respectivement dans la biotechnologie et la mécatronique.
Cela pour dire qu’une bonne politique industrielle consiste, pour nous, à travailler sur les meilleurs produits avec la meilleure main-d’oeuvre.
Avec la fuite des cerveaux et des cadres du pays, le développement de ce potentiel industriel porteur risque d’être compromis. Selon vous, que faut-il faire pour sédentariser les compétences nationales et en faire profiter le pays ?
Je voudrais préciser de prime abord que la fuite des cerveaux n’est pas un phénomène spécifique à la Tunisie. L’important, à mon avis, est de valoriser la diaspora tunisienne à l’étranger et de mettre en place un environnement attractif pour des compétences d’autres zones.
Car si les Etats-Unis et le Canada attirent les compétences européennes et si l’Europe attire les compétences maghrébines et autres, la Tunisie pourrait attirer les compétences africaines et même européennes.
L’essentiel est d’adapter nos législations et nos règlements en matière de salariat et autres à cette nouvelle demande.
Malheureusement, toutes ces questions stratégiques ont été occultées et n’ont pu être débattues depuis le soulèvement du 14 janvier 2011.
Même les diplômés sans emploi doivent s’adapter. J’ai été agréablement surpris, lors d’une visite de travail dans le gouvernorat de Monastir, de rencontrer une soudeuse en chef qui s’est convertie à la soudure alors qu’elle était détentrice au commencement d’un diplôme supérieur de comptabilité. Il y a donc une nécessité d’adaptation.
Vous avez conçu et mis en place un plan de restructuration et d’aide aux PME/PMI qui souffrent par ailleurs du renchérissement du loyer de l’argent. Quel est l’état d’avancement de ce programme et quels sont ses premiers effets ?
Le fait que 90% du tissu industriel est composé de PME a des avantages dans le sens qu’il permet la diversification et la conversion rapide des entreprises en période de vulnérabilité économique et d’instabilité du mangement.
Au niveau de ce que nous avons fait depuis 2017, il y a des réalisations qui ont porté leurs fruits et il y a d’autres qui promettent d’en faire autant. Les résultats ne sont pas toujours instantanés et immédiats. Il faut que la machine tourne, et ce, dans un contexte défavorable où, entre autres, la productivité a beaucoup souffert.
Pour revenir à ce programme, il prévoit une enveloppe de 400MDT sur trois ans à partir de 2018. 600PME ont été ciblées dont 300 dans une première phase. A la faveur d’un programme de promotion, les entreprises commencent à participer. A ce jour, 65 entreprises ont bénéficié de cet apport financier et nous tablons sur une centaine sur la période 2020-2021. Car, il faut une certaine période pour se faire accompagner par des experts et pour espérer, en outre, une baisse du TMM dont le taux élevé actuel ne favorise pas beaucoup l’investissement, une relance de la croissance laquelle est atone de nos jours.
Il est indispensable d’insister ici que tous les problèmes de la Tunisie peuvent être résolus avec le retour et l’accélération de la croissance. Le principe est simple : quand on améliore la macro-économie, la micro-économie (l’entreprise) en bénéficie de manière automatique.
La croissance de l’industrie tunisienne est à l’orange. Dans certains sous-secteurs, elle est au vert : aéronautique, conditionnement de l’huile d’olive, composants automobiles. L’essentiel pour nous est que l’industrie tunisienne soit dans la course, dans la compétition mondiale.
L’essentiel de notre déficit courant provient de la chute de la production de la filière phosphate et de l’énergie : moins de 3 millions de tonnes de phosphates contre 8,6 tonnes en 2010 et 35 000 barils par jour contre plus de 80 000. Ce secteur est désormais sous votre responsabilité. A quand le retour à la normale ? Et comment s’y prendre ?
Les chiffres sont effectivement édifiants. Pour le cas du Groupe chimique et de la CPG la perte annuelle est estimée, depuis 2011, à un milliard de dollars, et à 9 milliards de dollars pour les 9 dernières années. La production a chuté de plus de 8 millions de tonnes en 2010 à 2,9 millions de tonnes. J’ai bon espoir que l’année 2019 sera l’année record dans la mesure où on va dépasser les 4 millions de tonnes. Si ce rythme de production est maintenu, on peut faire 5,5 à 6 millions de tonnes. C’est seulement avec un niveau de production pareil que le Groupe chimique et la CPG ne seraient plus déficitaires. Avec 2millions de tonnes de plus, les deux entreprises peuvent passer au vert. Cela est faisable après l’entrée en production