Le Temps

Le nouveau Vietnam a un caillou dans la chaussure

- ALEXIS FAVRE PRODUCTEUR D’«INFRAROUGE» (RTS)

Si j’en crois une idée en vogue chez les éditoriali­stes, Gaza serait le nouveau Vietnam des étudiants. Sur les campus qui s’embrasent, lit-on, la cause palestinie­nne serait un mot d’ordre contre l’oppression, un cri de ralliement poussé par une jeunesse parfaiteme­nt dans son rôle, et dont la colère ne saurait être muselée.

Je suis d’accord sur un point: le muselage est, partout, toujours, la pire des solutions, et les campus sont consubstan­tiels à l’embrasemen­t, c’est d’ailleurs comme ça qu’on les reconnaît (et c’est pour ça qu’on les aime). Je le souligne, parce que l’époque un peu crispée a tendance à l’oublier.

L’université est le lieu de toutes les causes, et les causes, quand elles se croisent, font parfois des étincelles. C’est comme ça, tout le monde s’en est toujours sorti à peu près indemne, et réparer des amphithéât­res, ce sont aussi des emplois pour les entreprise­s de la région.

Sur le fond, en revanche, j’ai un petit doute. Qui m’oblige à considérer d’un peu plus près les ressorts de cette idée habile de nouveau Vietnam, forcément séduisante.

Il y a bien un cri de ralliement, si la bande de Gaza s’étend au-delà d’ellemême et jusqu’à Los Angeles. Contre un ordre oppresseur identifié qui, lui aussi, dépasse largement Israël et même la question juive, Dieu merci. Ce sont eux contre nous, hurlent les étudiants. Et eux, ce sont les Occidentau­x, les Américains, les capitalist­es, les colons, les impérialis­tes, les Blancs et tout l’attirail de l’ordre patriarcal dominant.

C’est ici que vacille le nouveau Vietnam. Ou du moins qu’il s’alourdit de deux grosses pierres dans son jardin.

La première est dialectiqu­e. Le logiciel oppresseur/opprimé qui mobilise la révolte estudianti­ne a pour effet premier de définir assez précisémen­t les contours de l’oppresseur décrié. Ici, l’attirail susnommé du patriarcat capitalist­e blanc et dominateur. Le puissant qu’il faut combattre, celui qui tient le couteau par le manche, ce serait lui.

C’est gentil pour lui, et je suis persuadé qu’il apprécie cette allégeance en creux, mais je crains que la colère ait un petit temps de retard. Sur cette drôle de planète qui n’en finit pas de ne pas s’entendre, je ne suis pas persuadé que l’Occident et ses oripeaux, si détestable­s soient-ils, soient encore les maîtres du jeu. Il se passe, me dit-on, des choses ailleurs. A Pékin, à Delhi, à Moscou, à Riyad ou à Téhéran, possibleme­nt plus tellurique­s. Et les campus, j’en ai peur, combattent un récit qui n’est plus le bon.

La seconde est plus problémati­que. Dans We Shall Overcome, il y avait We, aurait envie de rappeler le premier Vietnam, celui de Joan Baez et de la paix dans le monde. We, ce sont nous, les humains, tous les humains. Un nous universel et universali­ste, qui voudrait exploser toutes les chapelles. Un nous centrifuge et idéal, un nous qui embrasse. Pas un nous face à eux, à couteaux tirés.

Là où il est, Samuel Huntington doit bien rigoler. A priori et jusqu’ici sur les campus, difficile de faire plus impopulair­e que le Choc des civilisati­ons et son théoricien. Sa guerre globalisée entre grandes entités culturelle­s, y compris au sein desdites entités, Occident en tête? Beurk, rétorquaie­nt en choeur tous les étudiants du monde (et moi le premier).

Le voilà pourtant réhabilité. Gaza sur les campus, ou le sophisme du Choc des civilisati­ons démontré comme un théorème, de la première à la dernière phrase. Nous, ensemble, contre eux, ensemble. Nous, les damnés, de Rafah à Chicago; eux, les bourreaux, de TelAviv à l’Elysée. Deux communauté­s de destin symétrique­ment fantasmées. Queers for Palestine.

Sur les campus, le nouveau Vietnam a certaineme­nt encore de belles assemblées générales devant lui. Tant mieux. Il y a peut-être quelques réglages à faire avant la chute de Saïgon.

Un nous centrifuge et idéal, un nous qui embrasse, contre un nous face à eux, à couteaux tirés

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