Le nouveau Vietnam a un caillou dans la chaussure
Si j’en crois une idée en vogue chez les éditorialistes, Gaza serait le nouveau Vietnam des étudiants. Sur les campus qui s’embrasent, lit-on, la cause palestinienne serait un mot d’ordre contre l’oppression, un cri de ralliement poussé par une jeunesse parfaitement dans son rôle, et dont la colère ne saurait être muselée.
Je suis d’accord sur un point: le muselage est, partout, toujours, la pire des solutions, et les campus sont consubstantiels à l’embrasement, c’est d’ailleurs comme ça qu’on les reconnaît (et c’est pour ça qu’on les aime). Je le souligne, parce que l’époque un peu crispée a tendance à l’oublier.
L’université est le lieu de toutes les causes, et les causes, quand elles se croisent, font parfois des étincelles. C’est comme ça, tout le monde s’en est toujours sorti à peu près indemne, et réparer des amphithéâtres, ce sont aussi des emplois pour les entreprises de la région.
Sur le fond, en revanche, j’ai un petit doute. Qui m’oblige à considérer d’un peu plus près les ressorts de cette idée habile de nouveau Vietnam, forcément séduisante.
Il y a bien un cri de ralliement, si la bande de Gaza s’étend au-delà d’ellemême et jusqu’à Los Angeles. Contre un ordre oppresseur identifié qui, lui aussi, dépasse largement Israël et même la question juive, Dieu merci. Ce sont eux contre nous, hurlent les étudiants. Et eux, ce sont les Occidentaux, les Américains, les capitalistes, les colons, les impérialistes, les Blancs et tout l’attirail de l’ordre patriarcal dominant.
C’est ici que vacille le nouveau Vietnam. Ou du moins qu’il s’alourdit de deux grosses pierres dans son jardin.
La première est dialectique. Le logiciel oppresseur/opprimé qui mobilise la révolte estudiantine a pour effet premier de définir assez précisément les contours de l’oppresseur décrié. Ici, l’attirail susnommé du patriarcat capitaliste blanc et dominateur. Le puissant qu’il faut combattre, celui qui tient le couteau par le manche, ce serait lui.
C’est gentil pour lui, et je suis persuadé qu’il apprécie cette allégeance en creux, mais je crains que la colère ait un petit temps de retard. Sur cette drôle de planète qui n’en finit pas de ne pas s’entendre, je ne suis pas persuadé que l’Occident et ses oripeaux, si détestables soient-ils, soient encore les maîtres du jeu. Il se passe, me dit-on, des choses ailleurs. A Pékin, à Delhi, à Moscou, à Riyad ou à Téhéran, possiblement plus telluriques. Et les campus, j’en ai peur, combattent un récit qui n’est plus le bon.
La seconde est plus problématique. Dans We Shall Overcome, il y avait We, aurait envie de rappeler le premier Vietnam, celui de Joan Baez et de la paix dans le monde. We, ce sont nous, les humains, tous les humains. Un nous universel et universaliste, qui voudrait exploser toutes les chapelles. Un nous centrifuge et idéal, un nous qui embrasse. Pas un nous face à eux, à couteaux tirés.
Là où il est, Samuel Huntington doit bien rigoler. A priori et jusqu’ici sur les campus, difficile de faire plus impopulaire que le Choc des civilisations et son théoricien. Sa guerre globalisée entre grandes entités culturelles, y compris au sein desdites entités, Occident en tête? Beurk, rétorquaient en choeur tous les étudiants du monde (et moi le premier).
Le voilà pourtant réhabilité. Gaza sur les campus, ou le sophisme du Choc des civilisations démontré comme un théorème, de la première à la dernière phrase. Nous, ensemble, contre eux, ensemble. Nous, les damnés, de Rafah à Chicago; eux, les bourreaux, de TelAviv à l’Elysée. Deux communautés de destin symétriquement fantasmées. Queers for Palestine.
Sur les campus, le nouveau Vietnam a certainement encore de belles assemblées générales devant lui. Tant mieux. Il y a peut-être quelques réglages à faire avant la chute de Saïgon.
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Un nous centrifuge et idéal, un nous qui embrasse, contre un nous face à eux, à couteaux tirés