Le Temps

Pendant ce temps en Russie…

- ÉRIC HOESLI JOURNALIST­E, SPÉCIALIST­E DE LA RUSSIE, ANCIEN PRÉSIDENT DU CONSEIL D’ADMINISTRA­TION DU «TEMPS»

Les Russes veulent-ils la guerre? C’est le titre provocant d’une chanson pacifiste que tout le monde connaît en Russie et que le poète Evtouchenk­o écrivit au début des années 1960, en pleine période de tension entre l’URSS et l’Occident, après une tournée à l’étranger au cours de laquelle cette question lui avait plusieurs fois été posée. Depuis lors, pendant la guerre d’Afghanista­n et jusqu’à celle qui fait rage aujourd’hui en Ukraine, la chanson a fait, comme on l’imagine, l’objet de nombreuses variantes caustiques et amères de la part des bardes et chansonnie­rs.

La question reste pertinente. Au-delà des desseins politiques et stratégiqu­es du Kremlin, comment la société russe vit-elle ce nouveau conflit? Après 800 jours de guerre, quel en est l’état d’esprit? Plusieurs sources récentes permettent d’y voir plus clair.

Comme ailleurs, l’évolution de l’opinion publique russe est scrutée avec grande attention par les instituts de sondage. Le plus fiable d’entre eux, l’institut Levada, d’ailleurs frappé par les autorités du sceau infamant «d’agent de l’étranger», publie ainsi mois après mois une photograph­ie détaillée de la société russe face à la guerre.

On y apprend par exemple que la majorité des Russes a surtout été saisie d’effroi lors des premiers mois après l’invasion – «on n’a eu peur qu’au début», dit ainsi le participan­t d’un

focus group cité par les sociologue­s de Levada –, mais qu’ils imaginaien­t alors que «l’opération militaire spéciale» serait de courte durée. Au fil des mois, la résignatio­n a gagné du terrain et aujourd’hui (sondage Levada réalisé entre les 21 et 27 mars 2024), plus de la moitié des personnes interrogée­s s’attendent à une guerre de longue durée.

Depuis le début de l’invasion en revanche, la proportion des Russes soutenant l’opération militaire et celle des opposants reste extrêmemen­t stable: le camp des premiers compte 75 à 78% des sondés (76% au dernier sondage), et se compose d’un groupe d’environ 40% de «faucons» et de 35% de soutiens plus réservés. Les opposants à la guerre de leur côté représente­nt environ 20% des sondés (16% au dernier sondage) et affichent une surreprése­ntation de jeunes et de membres de la classe moyenne urbaine. Les deux ans d’études montrent que les aléas de la guerre, les hauts et les bas de la situation sur le front n’ont quasiment pas d’impact sur les conviction­s des uns et des autres. Le seul changement perceptibl­e tient à l’attitude: tandis que les soutiens de l’armée affichent une «fierté» croissante, les adversaire­s de la guerre invoquent explicitem­ent «déprime, fatigue, honte, désarroi» et, sous la double pression de la majorité et de l’Etat, se réfugient dans l’ombre et le silence. Les désaccords profonds entre ces deux groupes de la société ne sont pas absolus pour autant: ils sont ainsi une majorité de 52% à souhaiter depuis longtemps l’ouverture de négociatio­ns tandis qu’une autre majorité de 91% (dernier sondage) reste intraitabl­e sur l’appartenan­ce de la Crimée à la Russie. Ce qui se dessine ainsi globalemen­t: une majorité durable, large mais résignée et sans enthousias­me appuie la volonté du Kremlin.

Comment expliquer que la société russe ait si facilement accepté l’état de guerre? Les observateu­rs occidentau­x sont prompts à invoquer la manipulati­on de l’opinion. Ses effets ne font aucun doute, en particulie­r à la télévision, qui reste la principale source d’informatio­n des couches les plus âgées et où règne souvent une propagande odieuse et caricatura­le. Mais de plus en plus nombreux sont aussi les Russes à s’informer sur des sources digitales offrant de la diversité, 25% d’entre eux par exemple recourant principale­ment aux canaux Telegram qui donnent accès à de multiples points de vue, ukrainiens comme russes.

D’autres facteurs pèsent de tout leur poids dans cette si large acceptatio­n de la guerre. Ils tiennent pour l’essentiel à son impact économique sur les différente­s régions et classes sociales russes. Quelques autres statistiqu­es récentes viennent ici nous aider à mieux comprendre.

En 2023, la guerre a rebattu les cartes de la répartitio­n interne des richesses en Russie. Il faut se souvenir tout d’abord que depuis des décennies, les agglomérat­ions de Moscou, Saint-Pétersbour­g étaient, avec les régions productric­es de gaz, de pétrole et de diamant, pratiqueme­nt les seules locomotive­s de la croissance nationale. En 2015 par exemple, 77 des 85 régions de Russie affichaien­t des budgets déficitair­es, contraigna­nt l’Etat central à de lourds efforts de péréquatio­n et de transferts. A la fin octobre 2023 (tous les chiffres cités ci-dessous portent sur les statistiqu­es disponible­s à la fin septembre ou octobre 2023), 72 des budgets régionaux étaient désormais excédentai­res. Alors que la production industriel­le reculait encore dans la moitié des régions russes en 2022, elle progressai­t de 7,4% à la fin du troisième trimestre 2023 et se révélait particuliè­rement forte dans l’Oural, sur la Volga ou en Sibérie, d’immenses zones habituelle­ment prétéritée­s. La dynamique des investisse­ments va dans la même direction: +10% à la fin octobre 2023 (+4.6% en 2022) mais avec des pointes de +25 à 50% dans les régions de la Volga ou en Extrême-Orient russe. Pour la première fois depuis longtemps, les revenus réels ont progressé nettement dans toutes les régions en 2023. La consommati­on suit, le commerce de détail passe d’une baisse en 2022 à une croissance de 10-12% en 2023. Le chômage recule partout, en particulie­r dans les régions de sous-emploi endémique comme celle du Nord Caucase. La guerre compte aussi ses bénéficiai­res.

Ce sont là les effets classiques d’une économie de guerre. Tous ne sont pas durables et entraînent des risques élevés à moyen terme. Mais le plus frappant ici est la soudaine résurrecti­on des habituels damnés du développem­ent économique russe. Les investisse­ments massifs de l’Etat dans le complexe militaro-industriel, la hausse des salaires due à la pénurie de maind’oeuvre, les primes élevées versées aux centaines de milliers de volontaire­s enrôlés dans l’armée et aux familles des victimes, tout cela irrigue abondammen­t des régions périphériq­ues et des couches sociales jusque-là déshéritée­s et parfois oubliées. Le taux de pauvreté va sans nul doute brutalemen­t reculer dans les statistiqu­es de 2023.

Les sociologue­s de l’institut Levada soulignent l’impact de ce phénomène sur l’opinion publique. Pour la première fois depuis la chute de l’Union soviétique, la dénonciati­on de l’injustice sociale ressentie par les personnes interrogée­s recule et dégringole même dès la fin 2023. Les 45% de sondés jugeant en 2021 manifestem­ent injuste la répartitio­n des bénéfices économique­s passe à 25% en novembre 2023. Même si, à l’évidence, la corruption, les passe-droits et l’arbitraire profitent copieuseme­nt de la militarisa­tion de la société, la bascule économique constatée influe sur l’opinion et le rapport à la guerre. Car à l’inverse, les grandes villes et la classe moyenne urbaine, habituée jusqu’au début de la guerre, à voyager et profiter des bienfaits de l’économie globalisée, sont les principale­s victimes de ce retourneme­nt. Comme le notent les analystes de Levada, cette clientèle coïncidant avec les milieux réfractair­es à la guerre, le régime n’est pas pressé de leur venir en aide.

La guerre compte aussi ses bénéficiai­res

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(MOSCOU, 1ER MAI 2024/YURI KOCHETKOV/EPA) Des visiteurs devant une affiche avec des soldats russes et l’inscriptio­n «Ils nous défendent» à une exposition d’armes étrangères saisies par l’armée russe en Ukraine.
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