«L’acceptation des mutations par les citoyens passera par leur participation»
La Suisse a son rôle à jouer dans l'atténuation des effets du changement climatique, selon Julia Steinberger, professeure à l'UNIL, et autrice pour ce rapport du GIEC. Cela passera par une transformation importante de tous les secteurs de la société
Le troisième volet du rapport du Groupe intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC), publié lundi, dresse un constat: atténuer le changement climatique et rester sous la barre des 1,5°C – synonyme d'une péjoration des conditions de vie sur terre avec des événements extrêmes plus fréquents – est encore possible. Il faut atteindre le pic d'émissions mondiales de CO2 en 2025 et le zéro émission en 2050, et pour cela des solutions existent. Julia Steinberger, professeure en sciences sociales du climat à l'Université de Lausanne et co-directrice académique de CLIMACT, a participé à la rédaction de ce rapport qui ne parle plus de transition mais de transformation, nécessaire dans tous les secteurs de la société. En Suisse comme ailleurs.
La Suisse est un petit pays mais un gros émetteur par habitant. Est-ce qu'elle doit jouer sa part pour suivre la trajectoire permettant de rester sous les 1,5°C?
Tout le monde doit jouer sa part. Il n'y a plus aucun choix, aucun pays n'est exempté.
Quels sont les secteurs en Suisse où des transformations sont envisageables rapidement?
On a très peu de temps, donc il faut actionner tous les leviers possibles. La Suisse a le pire parc automobile d'Europe en termes de grammes de CO2 par kilomètre parcouru, par exemple. Il y a des solutions rapides, comme interdire la vente de certains types de voitures en Suisse et passer sur des alternatives moins émettrices comme les voitures électriques, les transports publics et la mobilité douce. On pourrait aussi insister plus sur l'assainissement du bâtiment – c'est-à-dire l'efficacité énergétique des habitations – et remplacer de manière plus agressive tout ce qui est gaz et fioul par des pompes à chaleur et des fourneaux à induction. C'est efficace et rentable sur le court-moyen terme. Cette transformation est nécessaire: autant s'y mettre tout de suite. En plus, cela crée de l'emploi local. Il faudrait aussi augmenter le solaire et l'éolien. La Suisse est apte à produire beaucoup plus d'énergies renouvelables. Concernant la nourriture, on peut transformer le secteur agricole pour une alimentation saine et durable, principalement basée sur les plantes. En plus, cela a des bienfaits pour la santé. Par exemple dans les cantines scolaires et institutionnelles, des programmes d'information sont possibles.
Devrait-on aller vers plus de sobriété ou miser sur les technologies?
Il faut les deux dans tous les secteurs de la consommation. Le rapport analyse comment séparer le bien-être social de la consommation énergétique, et ça ne passe pas automatiquement par la croissance économique. La solution est de mettre à disposition des infrastructures publiques qui permettent de vivre sa vie sans consommer trop d'énergie: des transports en commun, des villes accessibles et sûres pour les vélos, un aménagement du territoire différent, un assainissement des bâtiments. Ce sont les conditions d'investissement public qui permettent ou non cette sobriété énergétique. Les choix individuels de consommation sont importants surtout pour les surconsommateurs. En Suisse, il y a certaines personnes qui prennent l'avion toutes les semaines. On a fait un modèle où chacun a le droit de prendre l'avion une fois tous les deux ans, et on s'en sort. Une petite partie de la population va devoir beaucoup changer sa consommation. Pour la majorité, cela pourra se faire en maintenant la qualité de vie à travers ces investissements publics.
Y a-t-il des secteurs plus difficiles à transformer que d'autres?
Vous voulez parler de la finance… Oui, certains secteurs devront se plier beaucoup plus à des règlements et à des exigences internationales. On attend beaucoup du secteur financier. Si on veut cette transformation qui nous permettrait de vivre dans un monde stable et moins dangereux à l'avenir, il faudrait beaucoup plus de capitaux investis pour l'atténuation et l'adaptation au changement climatique en Suisse, en Europe et dans tous les pays du monde. Ce n'est pas du tout l'orientation du secteur financier actuellement, mais c'est possible, selon le rapport du GIEC.
Comment amener la population à accepter ces transformations nécessaires?
Je pense que l'acceptation passera par la communication des enjeux et la participation des citoyens. Avec ces rapports du GIEC, quand on voit l'avenir vers lequel on s'avance, tout être humain un minimum responsable, ni psychopathe ni fou, a envie d'éviter ça et de choisir les solutions possibles. Il faut que la politique climatique devienne quelque chose dont les personnes s'emparent en tant que citoyens et citoyennes. Personnellement, j'ai vu de grands changements se faire à l'intérieur de structures comme les assemblées citoyennes lorsqu'elles sont bien organisées et représentatives d'une région et de tous les points de vue, comme ce qui s'est fait au Royaume-Uni. On parle de participer à une transformation de la société, de faire un effort extraordinaire pour préserver des bonnes conditions de vie dans les décennies qui viennent.
Le message n'est pas assez bien passé, selon vous?
Pas du tout, c'est assez choquant. La perception des gens, c'est qu'on va y arriver, que ça va être simple, que quelqu'un d'autre s'en occupe. Alors ils se désengagent. Le message que c'est un problème urgent qui va coûter la vie à beaucoup de monde, et qu'on ne va pas s'en sortir sans que chacun y mette du sien, n'est pas passé. Cette conscience n'est pas encore réellement là chez les politiques non plus. La plupart d'entre eux sont d'accord que le réchauffement climatique existe, mais que c'est un problème purement écologique et environnemental, que l'économie et la société vont s'en sortir. Mais c'est bien plus que ça, la crise climatique va couper sous nos pieds la capacité d'avoir une société prospère et une économie stable.
La loi CO2 soumise au peuple en Suisse en 2021 a été rejetée. Majoritairement par les populations des zones rurales. Faut-il des approches différentes selon les territoires?
Oui, c'est abordé dans le rapport du GIEC. Par exemple une personne dans une zone rurale a beaucoup plus besoin d'un transport motorisé individuel qu'une personne qui habite en ville, donc elle sera plus touchée par des approches régressives, comme les impôts des taxes CO2. La forme de transport dans les campagnes devra changer, et il faudra réfléchir avec les habitants pour voir comment ils veulent que cela se passe. Je pense que dans les initiatives de la loi CO2, les personnes n'ont pas eu l'impression d'avoir été consultées. Il n'y a pas eu de débat national autour des atténuations du changement climatique. Je pense que les assemblées citoyennes – où on a une représentation géographique, linguistique, socioéconomique – diffusées à la télévision permettent aux personnes de se reconnaître, comme ça a été le cas en Irlande.
Si je suis un éleveur ou une éleveuse de porcs ou de poulets en Suisse, comment puis-je me projeter?
Il ne faut pas surestimer la fraction de la population que ça représente en termes d'emplois. Mais c'est clair que ces personnes sont touchées et doivent donc faire partie des délibérations démocratiques. Il faut une justice sociale et une reconnaissance. Dans une société correcte, elles ont des compensations, des mesures de réintégration, elles sont au centre de la prise de décision. En fait, on parle de dépenser dans l'emploi local plutôt que d'envoyer notre argent à l'étranger, de relocaliser beaucoup d'emplois.
Cette transformation est-elle viable économiquement?
Oui, elle est soutenable, surtout quand on regarde les impacts économiques des dégâts climatiques. Les investissements à faire actuellement sont de loin moins chers que les dégâts qui s'annoncent à l'avenir, ou même au présent, si on voit les zones déjà touchées. Economiquement l'action climatique se justifie amplement, aussi au niveau de la Suisse. Les forêts ne brûlent pas encore mais cela va arriver. Ce qui se passe dans le pourtour méditerranéen va graduellement arriver chez nous. C'est une question de sagesse de l'économie: choisir d'investir tout de suite pour protéger l'avenir ou continuer comme maintenant dans une logique de profit à court terme et d'«après nous le déluge». ■
«Le message qu’on ne va pas s’en sortir sans que chacun y mette du sien n’est pas passé» JULIA STEINBERGER