Les mines, un fléau pour les générations à venir
Depuis Genève, Olena Kryvova, réfugiée ukrainienne, sensibilise ses concitoyens aux dangers des mines
Olena Kryvova est arrivée à Genève il y a deux semaines. En quatre jours, avec ses deux filles, elle a parcouru en train les 3045 kilomètres qui séparent la ville du bout du lac de Sloviansk, dans le Donbass. Son mari est resté. Sur place, il s’est engagé dans l’action humanitaire. Elle, de loin, assiste impuissante à l’assaut russe contre son pays, comme tant d’autres réfugiés. Pour ne pas se sentir trop impuissante et puisque son «âme est en Ukraine», derrière son ordinateur, à Vésenaz et quand ses filles sont à l’école, Olena collecte des photos, des informations, fait des fiches, donne des cours. Ce qui l’intéresse, ce sont les mines antipersonnel, les munitions non explosées laissées par les forces russes et les bombes à sous-munitions.
A Sloviansk, à quelques kilomètres de la ligne de contact entre l’armée ukrainienne et les séparatistes pro-russes du Donbass, Olena Kryvova et son équipe de la Fondation suisse de déminage (FSD) conduisaient des opérations de déminage, apprenaient aux enfants, à la population locale à reconnaître une mine ou une munition non explosée. Pour ne pas jouer avec, pour savoir les reconnaître, pour éviter la blessure, la mort parmi les civils.
Tout est à refaire. Car en Ukraine, ce ne sont plus seulement les 200 000 personnes qui vivaient le long des 450 kilomètres de la ligne de front dans le Donbass, mais un pays entier qui devra apprendre à vivre avec des mines, pendant des décennies. Une réalité presque oubliée en Europe. Ce lundi 4 avril marquera la Journée internationale de lutte contre les mines antipersonnel.
Avant même le début de cette guerre, l’Ukraine figurait parmi les pays les plus atteints par les mines antipersonnel. Depuis 2014, l’ONU faisait état de plus de 1600 victimes civiles, blessées ou tuées par des mines près de la ligne de contact. Le dernier rapport de l’Observatoire des mines comptait 277 personnes tuées en 2020, en Ukraine, soit le quatrième chiffre le plus élevé de la planète parmi les signataires de la Convention Ottawa sur l’interdiction des mines antipersonnel. Parce qu’en face, il y a la Russie, l’un des plus grands utilisateurs, producteurs et stockeurs de mines antipersonnel et de bombes à sous-munitions.
Selon des organisations de déminage locales, ce sont 82 525 kilomètres carrés du nord et de l’est de l’Ukraine qui devront faire l’objet d’enquêtes pour déterminer l’existence de munitions non explosées ou de mines. Olena Kryvova se refuse à avancer un chiffre: «Il est encore bien trop tôt pour une estimation, nous sommes toujours en temps de guerre. Ce que l’on sait, c’est que le niveau des zones contaminées est massif, tout comme le niveau de destruction, ce qui rendra d’autant plus difficile le déminage.»
Le bilan devrait être lourd, comme celui des victimes de mines et de munitions non explosées. «Pour l’instant, nous avons connaissance de sept personnes mortes à cause de l’explosion d’une mine depuis le 24 février dernier, dont des enfants, mais il doit y en avoir bien plus», souffle Olena Kryvova.
Sean Moorhouse est revenu d’Ukraine il y a une dizaine de jours. Ce spécialiste en neutralisation d’engins explosifs y épaulait notamment l’armée ukrainienne. «Ces engins peuvent être divisés en plusieurs catégories, explique-t-il. Il y a d’abord les mines antipersonnel traditionnelles ainsi que les mines anti-véhicules, déclenchées par un véhicule roulant dessus. Mais surtout, il y a aussi énormément de munitions non explosées
«Nous avons connaissance de sept personnes mortes à cause d’une mine, mais il doit y en avoir bien plus» OLENA KRYVOVA, FONDATION SUISSE DE DÉMINAGE
[des munitions équipées d’une charge explosive, qui ont été tirées par les belligérants, mais n’ont pas explosé à l’impact, ndlr]. Ces dernières sont partout, dans des champs mais aussi dans des zones urbaines et civiles. Jusqu’à 60% des armes de haute précision tirées par l’armée russe n’auraient pas explosé au moment de l’impact ou raté leur cible. Les Ukrainiens tomberont dessus pendant des dizaines d’années après la guerre.»
Au fur et à mesure que les forces russes se retirent, les forces ukrainiennes retrouvent des terrains et des routes minés. Volodymyr Zelensky a imploré la population vivant dans les zones reconquises par les forces ukrainiennes de faire extrêmement attention. «Ils ont miné les maisons, les équipements et même les cadavres des personnes tuées», déclare-t-il dans une vidéo enregistrée le 1er avril.
Olena Kryvova mène des campagnes de prévention sur les réseaux sociaux, des cours en ligne pour éduquer ses concitoyens aux risques de ces mines. «C’est peut-être une goutte dans l’océan, mais au moins c’est quelque chose.» Elle met à jour ses fiches. De nouveaux explosifs sont utilisés par l’armée russe.
A Kharkiv, des démineurs ont repéré de nouvelles mines antipersonnel russes. Les POM-3 peuvent tuer et mutiler sans discernement toute personne présente dans un rayon de 16 mètres. Ce modèle est largué par des roquettes et équipé d’un capteur sismique qui détecte les pas qui approchent avant de détoner sa charge explosive. «Elles sont censées s’autodétruire après huit ou vingt-quatre heures selon le modèle, explique Sean Moorhouse. Mais elles ne fonctionnent pas comme prévu et deviennent un risque pour n’importe qui. C’est, à ma connaissance, la première fois que ces armes sont utilisées dans un conflit.» Quand la guerre sera terminée, Olena souhaite rentrer pour continuer son travail de prévention. En 2014, elle avait dû quitter sa ville natale, Donetsk, à cause de la guerre. Sa dernière fille avait juste 1 an. «C’est tellement difficile. Je n’arrive pas à croire que cela arrive, encore. Je n’arrive pas à croire ce que je vois à la télévision, je n’arrive pas à croire le niveau de destruction du pays, le niveau de contamination par des engins explosifs. Dans la zone du Donbass, nous estimions que le déminage prendrait entre cinq et dix ans. Mais qui oserait maintenant onner une estimation?»
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