Le Temps

«Ces images révèlent un incroyable mépris pour la vie»

Les photos d’exécutions sommaires et de corps jonchant les rues de Boutcha ont provoqué des réactions d’indignatio­n virales. Historienn­e et sociologue des médias, Valérie Gorin commente les actes qui y ont été commis

- PROPOS RECUEILLIS PAR STÉPHANE BUSSARD @StephaneBu­ssard

Quelle est votre première réaction à ces scènes de violence extrême à Boutcha?

A priori, elles nous font clairement penser à des crimes de guerre. Mais dans ce genre de situation, même si les clichés sont difficiles à supporter, il faut être prudent. Il importe de connaître la nature des images, la qualificat­ion des faits, la cause des crimes commis. Il faut faire attention. Le temps de l’informatio­n n’est pas celui de l’investigat­ion. Dans cette guerre, la propagande est violente des deux côtés. Par le passé, la précipitat­ion à qualifier une scène de crime de guerre nous a fourvoyés. Le charnier de Timisoara qu’on avait attribué au dirigeant roumain Ceausescu avait été monté de toutes pièces. En l’occurrence, on sait que la Cour pénale internatio­nale est en train de mener une enquête en Ukraine. Elle va sans doute se saisir de ce tragique épisode de Boutcha. Le Haut-Commissari­at de l’ONU aux droits de l’homme également.

Qu’est-ce qui frappe dans ces images? Ces corps ont été abandonnés en pleine rue, à même le sol. Comme s’il n’y avait aucune volonté de cacher les crimes. C’est très choquant de voir un tel mépris pour la vie.

Les victimes ne portent pas de tenues militaires. Ce sont des civils dont certains ont reçu une balle dans la nuque et dont les mains ont été liées. Les Russes, si ce sont eux les responsabl­es, ont-ils été surpris et ont-ils dû fuir à la hâte? Pour l’armée russe, qui veut montrer qu’elle est dans son bon droit pour «maintenir la paix», ce serait une étrange manière de gérer la communicat­ion. Ces images en provenance de Boutcha rappellent Sarajevo lors de la guerre de Bosnie où de nombreux civils étaient abattus dans la rue par des tireurs d’élite alors qu’ils allaient chercher à manger. Là, clairement, on ne peut pas utiliser l’expression chère aux états-majors de «dommages collatérau­x» ou de bavures. Les civils ont été délibéréme­nt fauchés. Il importera d’enquêter pour savoir s’il s’agit de crimes délibérés, de représaill­es de l’armée russe, d’actes résultant d’ordres donnés par un commandeme­nt militaire, ou d’actes commis par des soldats russes frustrés par le déroulemen­t de la guerre.

Ces images pourraient-elles servir lors de procès? Une image n’est pas une preuve, c’est une source parmi d’autres. Pour la compléter, il faudra des récits de survivants, de témoins, des enquêtes d’experts. Au procès des crimes nazis à Nuremberg, des images rares des camps de concentrat­ion ont servi de preuves. Mais aujourd’hui, une photo peut dire tout et son contraire et alimenter des théories du complot.

Plusieurs milliers de victimes ont été dénombrées dans le cadre des bombardeme­nts russes, notamment à Marioupol. Pourquoi les scènes de Boutcha choquent-elles davantage? Avec les bombardeme­nts, les corps des victimes sont tellement mutilés qu’on ne peut pas les montrer. On n’a jamais montré des corps des attentats du 11 septembre 2001. A Boutcha, même si les images révèlent une violence inouïe, on peut les montrer. Ce qui est inquiétant, avec la viralité de ces images sur les réseaux sociaux, c’est le manque de distance émotionnel­le et analytique. Je ne serais pas étonnée de voir apparaître de la désinforma­tion, des commentair­es niant ces faits.

Ces images peuvent-elles marquer un tournant dans la guerre? Je ne pense pas que cela va inverser le cours de la guerre, mais plutôt durcir les deux camps. S’il y a un tournant, ce sera plutôt en termes de couverture médiatique. Si d’autres corps sont découverts dans d’autres villes, un changement de récit des médias pourrait intervenir après la question des réfugiés, des bombardeme­nts et des corridors humanitair­es. Les médias pourraient rendre plus largement compte de l’échelle des horreurs et laisser entendre que la communauté internatio­nale n’en fait pas assez. En Ukraine, que pourraient provoquer ces

images? Renforcer la notion de population martyre après les crimes nazis et

«Ces images rappellent Sarajevo, quand de nombreux civils étaient abattus dans la rue par des tireurs d’élite alors qu’ils allaient chercher à manger»

VALÉRIE GORIN, SOCIOLOGUE DES MÉDIAS

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