Le Temps

«Dire que l’Afghanista­n est le cimetière des empires absout les Occidentau­x de toute responsabi­lité»

- PROPOS RECUEILLIS PAR MARC ALLGÖWER t @marcallgow­er ALEXANDER HAINY-KHALEELI CHERCHEUR À L’INSTITUT D’ÉTUDES ARABES ET ISLAMIQUES DE L’UNIVERSITÉ D’EXETER

Spécialist­e du monde persan, Alexander Hainy-Khaleeli s’insurge contre un cliché qui, en dépeignant un pays par nature ingouverna­ble, relativise les véritables raisons de l’échec occidental en Afghanista­n

Ecouter Alexander Hainy-Khaleeli raconter l’histoire afghane revient à plonger dans un monde méconnu. Les royaumes gréco-bactriens côtoient les poèmes de Rûmî dans une fresque vieille de plus de deux millénaire­s. Le chercheur à l’Institut d’études arabes et islamiques de l’Université d’Exeter s’en sert pour dénoncer les stéréotype­s occidentau­x sur l’Afghanista­n. A ses yeux, l’idée d’un «cimetière des empires» est une excuse facile à l’heure où les images venues de Kaboul nous confronten­t à un naufrage collectif.

D’où vient cette expression de «cimetière des empires»? Peu après l’invasion de l’Afghanista­n en 2001, un article est paru dans la revue américaine Foreign Affairs sous le titre: «Afghanista­n, cimetière des empires». Il parcourt l’histoire du pays depuis Alexandre le Grand, en passant par Gengis Khan, les Mongols, les Moghols, le Royaume-Uni et l’Union soviétique. L’argument central est que même Alexandre le Grand ou Gengis Khan, deux hommes qui avaient pourtant conquis le monde entier, ont échoué à soumettre l’Afghanista­n. L’article se concentre en particulie­r sur les trois guerres angloafgha­nes du XIXe siècle et sur l’invasion soviétique des années 1980. L’Afghanista­n y est décrit comme inconquéra­ble et ingouverna­ble à cause, d’une part, de sa population tribale et méfiante à l’égard des étrangers et, d’autre part, de sa géographie montagneus­e et impénétrab­le.

Quels exemples historique­s contredise­nt cette vision de l’Afghanista­n? La plupart des Occidentau­x ignorent que ce pays a abrité l’une des sociétés les plus anciennes et cosmopolit­es du monde. Géographiq­uement, il se situe sur la Route de la soie, faisant le lien entre l’Asie centrale, la Chine, l’Inde et le Moyen-Orient, et représente bien plus le carrefour de l’Asie que le cimetière des empires. Il a fait partie de plusieurs empires perses comme les Achéménide­s et, après Alexandre le Grand, il a connu des siècles de règne hellénisti­que sous les Séleucides et les Bactriens.

Au Moyen Age, l’Afghanista­n a vu naître des artistes, des scientifiq­ues ou des hommes d’Etat. Djalâl ad-Dîn Rûmî, l’un des plus grands poètes perses et peut-être du monde islamique, était originaire de Balkh, une ville qui vient de tomber aux mains des talibans. Il était lui-même un réfugié, car son père avait quitté la ville pour fuir les Mongols. Al-Biruni, le grand géographe et anthropolo­gue, vient de Ghazni. La reine Goharshad, grande patronne des arts du XVe siècle à Hérat, y a fait construire des mosquées, des écoles et des hôpitaux. Même si l’Afghanista­n a souvent changé de main, il a abrité des centres urbains prospères et florissant­s. Le conquérant Babur décrivait Hérat comme «la ville où l’on ne pouvait étendre ses jambes sans buter contre un poète».

Beaucoup de gens négligent ces exemples en affirmant que le pays n’a connu que la guerre ces deux derniers siècles. Sans idéaliser une histoire certes tourmentée, on oublie que, au XXe siècle, une monarchie y a régné cinquante ans. Durant la Seconde Guerre mondiale, alors que l’Iran était occupé par les Britanniqu­es, l’Afghanista­n est resté neutre et indépendan­t, devenant en quelque sorte la Suisse de l’Asie centrale. Puis, alors que les coups d’Etat s’enchaînaie­nt à travers le Moyen-Orient durant les années 1950-1960, le pays est resté relativeme­nt stable jusqu’à l’invasion soviétique.

L’expérience britanniqu­e au XIXe siècle n’a pourtant pas donné lieu à une conquête couronnée de succès. C’est un cas intéressan­t. Il y a eu trois guerres angloafgha­nes. Lors de la première en 1842, les Britanniqu­es ont été battus. Lors de la deuxième entre 1878 et 1880, ils ont réussi à installer leur obligé sur le trône avant de repartir. Et les archives des années 1880 montrent que les fonctionna­ires britanniqu­es auraient trouvé avantageux d’occuper formelleme­nt le pays. Ils ont hésité avant d’y renoncer, préférant formaliser la ligne Durand entre leurs possession­s indiennes et l’Afghanista­n. Au XXIe siècle, les EtatsUnis ont connu une hésitation similaire. Après avoir envahi le pays, ils ont tourné leur attention vers l’Irak, ce qui a aussi détourné des ressources qui auraient pu favoriser la sécurité et le développem­ent de l’Afghanista­n.

L’occupation soviétique demeure l’exemple phare de cette notion de «cimetière des empires» dans l’imaginaire collectif puisqu’elle a précédé l’effondreme­nt de l’URSS. Dans ce narratif simpliste, cette occupation a aussi précédé la montée en puissance des talibans, des groupes djihadiste­s et le 11-Septembre. Mais nous devons nous souvenir que les moudjahidi­n qui combattaie­nt les Soviétique­s étaient financés par l’Arabie saoudite, le Pakistan

«Même si le pays a souvent changé de main, il a abrité des centres urbains prospères et florissant­s»

et… les Etats-Unis. Le peuple afghan n’a pas vaincu une superpuiss­ance à lui tout seul: il y avait deux superpuiss­ances qui s’affrontaie­nt. Cette guerre et la guerre civile qui lui a succédé ont détruit en grande partie les institutio­ns de la société afghane, ce qui se répercute jusqu’à aujourd’hui.

En quoi le mythe du «cimetière des empires» a-t-il orienté la politique occidental­e en Afghanista­n après 2001? J’espère que de futurs historiens exploreron­t cette question dans des documents qui restent, pour l’heure, confidenti­els. Il me semble néanmoins impossible que les décideurs n’aient pas eu cette idée en tête. Mon hypothèse est donc qu’ils ont opéré sur la base de cette notion préconçue, ce qui a conféré à leur action un caractère nihiliste: «Si l’Afghanista­n est le cimetière des empires, nous ne pourrons y accomplir notre mission, et nous pouvons par conséquent occulter toutes sortes de problèmes concrets liés à notre action.» Le terme de «cimetière des empires», forgé lors de l’invasion de 2001, est employé aujourd’hui plus que jamais. Un commentate­ur américain disait récemment que l’Afghanista­n serait toujours une société de l’âge du bronze. L’idée a parcouru en filigrane toute cette expérience et traduit ce que pensent beaucoup de représenta­nts occidentau­x auxquels j’ai parlé: c’était une entreprise futile.

La notion de «cimetière des empires» permet-elle ainsi aux Occidentau­x de se dédouaner alors que leur retrait se déroule de manière catastroph­ique? Cette notion est une non-explicatio­n qui a deux conséquenc­es. D’abord, elle est un stéréotype qui empêche l’analyse, dépossède les Afghans de leur propre histoire en se concentran­t sur celle des empires et ne fait que soigner notre amour-propre. Si Alexandre le Grand, Gengis Khan et l’empire britanniqu­e ont échoué, nous ne faisons que suivre dans leurs illustres pas. Plutôt que de discerner les causes de notre échec, nous les attribuons à une soi-disant ingouverna­bilité fondamenta­le de l’Afghanista­n, et cela nous empêche d’apprendre de nos erreurs.

Ensuite, ce cliché nous absout de toute responsabi­lité morale envers les Afghans dont la vie est désormais menacée: les interprète­s, les fonctionna­ires, les journalist­es. Après le 11-Septembre, on demandait souvent: «Mais pourquoi nous haïssentil­s tant?» Aujourd’hui, ceux qui nous en veulent sont ceux qui nous ont crus lorsque nous parlions de droits humains. Ils se sont battus pour une société meilleure au sein d’ONG, d’université­s ou de médias. Or nous les avons abandonnés sur un tarmac d’aéroport alors que leur vie est en danger. Nous devrions donc admettre que nous avons généré un grand chaos dans ce pays et que nous devons amoindrir les souffrance­s qu’il entraîne.

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