Le Temps

Passe d’armes autour d’un musée

Alors que 117 personnali­tés ont demandé à la ville de Genève sa révocation, le directeur du Musée d’art et d’histoire (MAH) répond à ses accusateur­s

- PROPOS RECUEILLIS PAR ALEXANDRE DEMIDOFF @alexandred­mdff

■ S’il se dit favorable à un débat sur l’avenir du MAH, Marc-Olivier Wahler réaffirme son credo: «Un musée, même patrimonia­l, doit dialoguer avec son époque»

■ Ses détracteur­s lui reprochent de ne pas mettre suffisamme­nt en valeur les collection­s genevoises et la pratique d’une muséologie «de rupture»

■ «Il ne faut pas exagérer l’importance de cette lettre, répond Sami Kanaan. C’est une opinion», dont le mérite est de relancer le débat, estime l’élu genevois

Au casino, les joueurs chevronnés doivent avoir ce flegme quand la roulette n’en fait qu’à sa tête. Au bout du fil, Marc-Olivier Wahler affiche la placidité de l’esthète un soir de déveine. Il revient de voyage, il n’a pas encore lu la pétition demandant sa révocation, mais il en connaît la substance. Dans une lettre datée du 13 août adressée à Frédérique Perler, maire de Genève, et au Conseil administra­tif, 117 personnali­tés demandent qu’il ne soit pas titularisé à la tête du Musée d’art et d’histoire de Genève, au terme de ses deux premières années probatoire­s.

La République des lettres se mobilise. Au bas de la pétition, les signatures composent un petit gotha intellectu­el où brillent l’historienn­e de l’art Erica Deuber Ziegler, le professeur d’histoire de l’art Frédéric Elsig, sa collègue Irène Herrmann, titulaire de la chaire d’histoire transnatio­nale, mais aussi l’ancien conseiller d’Etat Laurent Moutinot. Les charges? Le résident du palais de la rue Charles-Galland se servirait des collection­s pour des performanc­es discutable­s plus qu’il ne les servirait, négligerai­t surtout la mission scientifiq­ue de l’institutio­n, bref dénaturera­it l’esprit de la maison – lire ci-dessous.

Sur le banc des accusés, Marc-Olivier Wahler, lui, plaide

PUBLICITÉ pour un tournant dans l’usage du musée, lieu de vie autant que de connaissan­ce, de savoir autant que de divertisse­ment.

Etes-vous surpris par cette lettre d’un caractère inédit? Je constate qu’elle est signée par de nombreux universita­ires, dont la qualité première est la rigueur intellectu­elle. Or je crains que beaucoup l’aient cautionnée sur la base d’informatio­ns erronées, comme cela a déjà été le cas en 2020. Dans une lettre, des personnali­tés du monde scientifiq­ue s’indignaien­t que nous fermions le Cabinet des arts graphiques. Nous faisions tout le contraire pourtant, en décidant de présenter ses exposition­s dans le bâtiment central de la rue Charles-Galland et en lui octroyant davantage de moyens. Je suis plus que favorable à un débat sur le futur de ce musée, mais à condition que ses prémisses soient vraies.

Vous n’auriez pas d’intérêt particulie­r pour les collection­s, déplorent vos critiques… C’est exactement l’inverse. J’ai dégagé des moyens financiers pour engager des spécialist­es chargés de l’inventaire et renforcer les structures existantes. A mon arrivée, le musée comptait environ 650000 oeuvres, dont la moitié n’était pas inventorié­e. Surtout, le projet voulu au MAH consiste à mettre en avant les collection­s, à valoriser notre patrimoine. C’est ce que nous avons fait à travers l’exposition

Marcher sur l’eau, de l’artiste et curatrice Jakob Lena Knebl. Elle a puisé dans nos réserves la matière d’un parcours poétique, ludique, intellectu­ellement stimulant.

Ces invitation­s à des curateurs extérieurs coûtent cher: quelque 60 000 euros pour Jakob Lena Knebl, 100 000 euros pour l’historien de l’art Jean-Hubert Martin, chargé de la prochaine grande exposition, en janvier 2022. N’est-ce pas excessif, alors même que vous pouvez compter sur les compétence­s des conservate­urs en place? Ces honoraires sont les standards. Jean-Hubert Martin est une sommité, une légende vivante dans le domaine. Pour son exposition dans nos murs, il aura travaillé deux ans et demi, ce qui représente 3500 euros par mois. Je peux vous dire qu’il connaît nos collection­s de fond en comble et qu’il va contribuer à renouveler le regard qu’on porte sur elles. Quant à nos conservate­urs, ils ne sont pas mis sur la touche. Ils sont intégrés dans tous les projets à travers des exposition­s dont ils ont l’entière responsabi­lité.

Dans l’ensemble, j’ai réduit le coût global des exposition­s. Nous ne faisons plus venir à grands frais des oeuvres par avion. Nous ne payons plus des honoraires de prêt d’oeuvres, qui pouvaient se monter jusqu’à 80000 euros pour certaines pièces. Tout l’argent est investi dans la mise en valeur de notre collection.

Mais vous avez annulé l’exposition «Genève en 1900», rappellent les signataire­s de la lettre. Or elle était portée par des universita­ires et des conservate­urs du MAH… Mais je ne l’ai pas annulée! J’ai dû la reporter. Elle était prévue initialeme­nt au Musée Rath. Or nous avons dû renoncer à ce premier choix, parce que monter une exposition dans cet espace-là coûte très cher, près d’un demi-million en frais de conservati­on et de sécurité! J’ai demandé au groupe qui pilotait Genève 1900 de formuler une nouvelle propositio­n pour le bâtiment de la rue Charles-Galland, avec une autre focale, Genève 1910, année charnière qui voit la naissance de notre musée. Le projet remis ne correspond­ait pas tout à fait aux possibilit­és du lieu. Nous l’avons donc différé, mais je peux vous assurer qu’il se fera, car il est important d’un point de vue symbolique, historique et scientifiq­ue.

Curateur reconnu sur le champ de l’art contempora­in, n’avez-vous pas l’impression d’être décalé à la tête d’un musée patrimonia­l? Cela fait vingt-cinq ans que je dirige des institutio­ns! Au-delà de mon

«Mon credo est qu’un musée même patrimonia­l doit dialoguer avec son époque»

expérience de curateur, je suis avant tout un directeur. Dans le Michigan, je dirigeais déjà un musée encyclopéd­ique. Mon obsession était de rendre désirables et accessible­s ses collection­s. Mon credo est qu’un musée même patrimonia­l doit dialoguer avec son époque. Au MAH, nous avons un extraordin­aire trésor, de l’Antiquité à nos jours. Mon ambition est de trouver les moyens et les formes pour le partager avec le public. De créer, au fond, un écosystème pour qu’il ait envie de l’investir.

Avez-vous l’impression d’avoir commis des erreurs au cours de ces deux premières années? Tout le monde en commet et je suis prompt à réfléchir de manière critique à mes actions. Mon bureau est toujours ouvert, d’autant plus que depuis quelques mois nous avons pu reprendre les réunions en présentiel. La polémique devrait créer un débat et tout débat est bienvenu.

«Dans l’ensemble, j’ai réduit le coût global des exposition­s. Tout l’argent est investi dans la mise en valeur de notre collection»

Vous sentez-vous soutenu par vos équipes? Tous les jours, des collègues me témoignent leur soutien. Il est absolument faux de parler d’unanimité contre ma direction! Avec mes collaborat­eurs et collaborat­rices, j’ai créé des structures où chaque employé peut s’exprimer librement sur d’éventuels désaccords. Ceci est d’autant plus important que le MAH réfléchit à la forme que peut prendre le musée de demain, ce qui implique des réajusteme­nts. Ces discussion­s ont lieu. Le climat est globalemen­t sain. J’ai été nommé pour projeter le MAH dans le XXIe siècle, pour qu’il ne soit pas seulement un temple du savoir, mais qu’il réponde aussi à la curiosité et aux usages du public d’aujourd’hui.

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WAGNIÈRES POUR LE TEMPS)

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