A Bernex, des écoles ou des champs?
Attaqué par référendum, le déclassement d’une zone agricole en périphérie de Genève est soumis au vote le 13 juin prochain. Avec le soutien de la commune, l’Etat défend les équipements publics prévus sur cette parcelle
Pour les partisans du projet, il s’agit d’une «dent creuse» à vocation urbaine. Pour les référendaires, c’est au contraire une «pépite agricole» à préserver à tout prix. La Goutte de Saint-Mathieu, petite parcelle enclavée entre la bretelle autoroutière et la route de Chancy, sur la commune de Bernex, est au coeur d’une querelle d’urbanisme. Le 13 juin prochain, les Genevois voteront pour ou contre le déclassement de cette zone agricole de 4,5 hectares, aujourd’hui en partie cultivée, vouée à accueillir les équipements publics nécessaires au fort développement de Bernex.
Le canton et la commune font bloc autour de ce projet d’aménagement, attaqué par référendum par une coalition réunissant des agriculteurs, des associations et l’UDC. Un schéma presque classique à Genève, sauf qu’il ne s’agit pas ici de construire des logements mais des infrastructures publiques: un cycle d’orientation (CO), une école de formation professionnelle dédiée à la santé et au social, ainsi que divers autres équipements municipaux sont prévus à l’horizon 2027. Un parc, une ferme urbaine et un parking relais complètent le projet accepté par le Grand Conseil à une nette majorité en octobre dernier.
Déclassement prévu de longue date
Pour l’Etat, cette votation est cruciale à plus d’un titre. Dans le nouveau quartier de Bernex-Est, déjà accepté par la population, quelque 5700 logements devraient, à terme, voir le jour. Il s’agit ici de compléter la transformation du quartier. «Contrairement à ce qu’affirment les opposants, il a toujours été question de déclasser cette parcelle, soutient Antonio Hodgers, chef du Département du territoire. Ce n’est pas un oubli de planification.» Si le vote a été séparé du reste du projet de Bernex, ce n’est, selon lui, que pour des «raisons administratives et techniques».
En tant qu’élu vert, n’a-t-il donc aucun scrupule à toucher à la sacro-sainte zone agricole? S’il réaffirme son attachement à la terre nourricière, Antonio Hodgers voit dans ce projet un «petit sacrifice justifié». «Aujourd’hui, on ne construit plus en zone agricole à Genève, reconnaît-il. Cette parcelle est la queue de comète de ce qui a été planifié il y a vingt ans.» Il n’empêche, il ne s’agit pas de bétonner la parcelle cultivée aujourd’hui par deux exploitants. «Le parc et la ferme urbaine vont favoriser l’agriculture locale et renforcer le lien entre ville et campagne, affirme-t-il. Ce n’est pas pour rien que les agriculteurs de la commune y sont favorables.» Et le ministre de souligner que le projet initial, datant de 2007, a été réduit de 30 hectares, précisément pour protéger la zone agricole.
Augmentation démographique
Au-delà des enjeux agricoles, le vote du 13 juin ne concerne pas que Bernex. Confronté à une très forte augmentation du nombre d’élèves, au primaire et au secondaire, le canton compte sur ce nouveau CO pour soulager ses établissements proches de la saturation. Rien qu’au cycle, 1500 élèves supplémentaires sont attendus en 2024.
«Entre le peu de terrains publics disponibles et les multiples oppositions qui ralentissent les projets, construire à Genève relève du parcours du combattant», déplore la responsable du Département de l’instruction publique, Anne Emery-Torracinta, réfutant toute «mauvaise planification». Saturation des établissements dès 2024, augmentation des effectifs par classe, déplacements d’élèves y compris en cours de parcours scolaire: la magistrate énumère avec une certaine exaspération les conséquences d’un refus. «Il n’y a pas de plan B, martèle-t-elle. Nous sommes aujourd’hui dans une situation d’urgence, il faut se montrer responsables vis-à-vis des générations futures.»
«Il n’y a pas de plan B. Nous sommes aujourd’hui dans une situation d’urgence, il faut se montrer responsables vis-à-vis des générations futures»
ANNE EMERY-TORRACINTA, RESPONSABLE DU DÉPARTEMENT DE L’INSTRUCTION PUBLIQUE
Même argumentaire dans la bouche de son collègue Mauro Poggia. Pour le ministre de la Santé, Genève doit former du personnel soignant indigène pour faire face aux défis de demain, à commencer par le vieillissement de la population. «Notre canton a longtemps été paresseux, s’appuyant sur du personnel formé par son voisin français», déplore l’élu MCG. Les statistiques le prouvent. Aujourd’hui, 61% des soignants employés à Genève ont obtenu un diplôme hors du canton, ce taux monte même à 77% pour les infirmiers.
Main dans la main avec l’Etat, le conseiller administratif de Bernex Gilbert Vonlanthen considère quant à lui la Goutte de Saint-Mathieu comme le «chaînon manquant» du développement du quartier. Derrière les infrastructures, l’élu attend avec impatience les 300 emplois prévus dans une commune fortement déséquilibrée – 10000 habitants pour seulement 2000 emplois actuellement. «On est au milieu du gué, poursuit Gilbert Vonlanthen. Les Bernésiens ont accepté de perdre temporairement en qualité de vie pour que la commune se développe. A présent que le tram va être inauguré, que les logements vont sortir de terre, il faut aller au bout du processus.»
Du côté des référendaires, on dénonce un bétonnage aveugle à l’heure où il faudrait au contraire préserver les parcelles agricoles. «Après avoir déclassé 47,5 hectares à Bernex, l’Etat en rajoute une couche avec 4,5 hectares supplémentaires», dénonce le viticulteur Willy Cretegny, à l’origine du référendum. L’appétit de développement de l’Etat est également critiqué par son collègue Lionel Dugerdil, viticulteur à Satigny. «Genève a bientôt dépassé les limites légales de la loi sur l’aménagement du territoire, prévient-il. Il y a de plus en plus d’habitants et de moins en moins de terres pour les nourrir.»
Sur le fond, le comité ne s’oppose pas à la construction des infrastructures mais demande qu’elles soient incluses sur les terrains déjà déclassés. Inimaginable selon Antonio Hodgers. «Le nouveau quartier a été accepté par le peuple, rappelle-t-il. Il faudrait modifier les plans localisés actuels, tout le projet serait stoppé.» Dans l’absolu, ajouter ces équipements signifierait densifier davantage, ce qui entraînerait une baisse de la qualité de vie. «Une absurdité du point de vue urbanistique.»
La «politique du fait accompli»
Pour Philippe Roch, ancien directeur de l’Office fédéral de l’environnement, la Goutte est symptomatique d’une problématique plus large. «Alors que le covid a montré combien la population est assoiffée de nature, il convient de conserver suffisamment d’espace rural pour pouvoir accueillir le public dans de bonnes conditions.»
Coincé entre deux routes, ne peut-on pas rêver mieux en termes de balade champêtre? «Je retourne l’argument à l’Etat, lance Willy Cretegny. Le terrain n’est pas digne d’être cultivé? Pourtant il veut y installer une ferme urbaine. L’autoroute est trop proche pour construire des logements? Pourtant il veut construire une école.» En définitive, les référendaires dénoncent la «politique du fait accompli» dont serait coutumier l’Etat. «Construire des logements puis penser aux infrastructures, c’est une manière de prendre le citoyen en otage.»
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