Le Temps

Birmanie, le spectre d’une guerre civile

Dans les rues de Rangoun, les manifestat­ions pacifiques ont fait place à des actes de guérilla urbaine. Des heurts ont aussi eu lieu dans les régions frontalièr­es. Témoignage­s du front

- JULIE ZAUGG, HONGKONG * Prénom d’emprunt

CRISE En Birmanie, la révolte gagne les régions frontalièr­es. Les miliciens karens ont attaqué des postes avancés de l’armée gouverneme­ntale. Alors qu’à Rangoun les manifestat­ions pacifiques ont fait place à la guérilla urbaine.

Dimanche, des milliers de personnes sont descendues dans la rue à Rangoun et dans plusieurs autres villes du pays pour la première fois depuis des semaines. A son habitude, l’armée a tiré sur les civils, faisant huit morts et portant le bilan à plus de 750 décès depuis le coup d’Etat du 1er février. Une dizaine d’explosions ont également retenti, pour la plupart à Rangoun, devant une caserne de la police, la résidence d’un homme d’affaires et un bâtiment hébergeant des bureaux du gouverneme­nt, désormais aux mains de la junte militaire.

Ces attentats ont causé des dégâts, mais n’ont pas fait de blessés. «Nous avons fabriqué des bombes artisanale­s et les avons plantées à des endroits stratégiqu­es pour cibler le régime militaire, indique Aung Min*, un professeur d’anglais qui a pris la tête de l’une des milices populaires récemment apparues dans le pays et assure être derrière certaines des explosions de dimanche. Nous faisons très attention de ne pas viser des lieux publics où pourraient se trouver des civils. Notre objectif est de faire peur à l’armée, pas de tuer des gens.»

La seule option

Depuis quelques semaines, les manifestan­ts ont abandonné leurs visées pacifistes. «Face à la brutale répression de l’armée, ils ont eu la sensation que répliquer par la force était leur seule option, explique Myo Min Zaw, un militant démocrate qui a passé 14 ans en prison. C’est un acte de désespoir. Ils doivent se défendre.» Le tournant a eu lieu le 27 mars, lorsque l’armée a tué 150 personnes en une seule journée, selon la plupart des experts.

Dans la rue, les protestata­ires arborent désormais des arcs, des lancepierr­es, des sabres et des pistolets à air comprimé, fabriqués en regardant des vidéos sur YouTube. Leurs munitions sont composées de billes, de galets et de feux d’artifice. Leurs barricades sont faites de sacs remplis de sable.

Mais ils ne font pas le poids face à l’armée. Début avril, une milice appelée l’Armée civile de Kalay a tenté d’en découdre avec l’armée à coups de fusils de chasse et de pistolets à air comprimé. Les soldats ont répliqué avec des mitraillet­tes et des lance-grenades, faisant 11 morts. Quelques jours plus tard, la scène se répétait à Bago, avec 82 décès à la clé.

Cela a convaincu les contestata­ires qu’il leur fallait de l’aide de la part des milices ethniques qui peuplent les régions frontalièr­es du pays et sont en guerre avec le régime central depuis plus de 50 ans. «Nous avons envoyé plusieurs centaines de nos membres se former avec des membres de l’Union nationale karen [une minorité ethnique vivant près de la frontière avec la Thaïlande, ndlr], relate Aung Min. Ils nous ont appris à nous battre et à manier les armes à feu et les explosifs.»

Le professeur assure avoir déjà enrôlé plus de 1000 personnes dans sa milice, y compris des femmes. Une vidéo apparue la semaine dernière montre une centaine de jeunes en train de s’adonner à des exercices militaires dans un paysage montagneux en compagnie de l’Union nationale karen.

Des membres de l’Armée d’indépendan­ce Kachin et de l’Armée Arakan, deux milices opérant respective­ment au nord et à l’ouest du pays, ont également formé des contestata­ires, selon Aung Min. Le Conseil de restaurati­on de l’Etat de Shan, un groupuscul­e naguère allié à l’armée, héberge de son côté plusieurs militants démocrates recherchés par la junte.

«Ce n’est pas la première fois que les milices ethniques choisissen­t de soutenir la population contre l’armée, relève Myo Min Zaw. Elles l’avaient déjà fait en 1988, lorsque les étudiants s’étaient révoltés contre la junte.» Mais l’alliance militaire qui est en train de se former entre la majorité bamar et les minorités ethniques du pays est inédite.

Epuiser l’armée

La semaine dernière, des heurts ont éclaté dans plusieurs régions frontalièr­es. «Les miliciens karens ont mené des attaques contre plusieurs postes avancés de l’armée, détaille Mark Farmaner, de l’ONG Burma Campaign UK. Des combats ont également eu lieu dans les régions à majorité kachin.» La junte a répliqué avec des bombardeme­nts aériens, qui ont fait des dizaines de morts et plus de 40000 réfugiés rien que dans l’Etat de Kayin, frontalier de la Thaïlande.

L’objectif est d’épuiser l’armée, obligée de déployer des troupes tant dans les villes du centre du pays que dans les régions frontalièr­es. La stratégie a le soutien du Gouverneme­nt d’union nationale formé par des membres du NLD, le parti au pouvoir renversé par l’armée. Ce dernier a promis de former une armée fédérale.

Cette perspectiv­e soulève le risque d’une guerre civile à la syrienne. Or les forces en jeu sont trop inégales pour espérer une victoire du camp démocrate. «Même si toutes les factions parvenaien­t à s’unir, elles disposerai­ent de sept fois moins d’hommes que l’armée, sans même parler des forces aériennes et des armes dernier cri de cette dernière», indique Mark Farmaner.

Selon ce dernier, le pays se dirige vers une longue période de conflit de basse intensité, assortie d’actes de sabotage dans les villes. «L’armée a raté son coup d’Etat, glisse-t-il. Elle ne parviendra jamais à asseoir son autorité sur l’ensemble du pays.» ■

«Nous faisons très attention de ne pas viser des lieux publics. Notre objectif est de faire peur à l’armée, pas de tuer des gens»

UN MILITANT SOUS COUVERT D’ANONYMAT

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 ?? (ATHIT PERAWONGME­THA/REUTERS) ?? Des maquisards karens s’approchent d’un poste de l’armée birmane aux abords de la frontière thaïlandai­se.
(ATHIT PERAWONGME­THA/REUTERS) Des maquisards karens s’approchent d’un poste de l’armée birmane aux abords de la frontière thaïlandai­se.

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