Le Temps

Divergence­s au sommet de l’économie

LOBBYISME Les associatio­ns faîtières ont de plus en plus de difficulté­s à fédérer leurs membres autour d’une vision politique commune

- ALINE BASSIN ET MATHILDE FARINE @BassinAlin­e @MathildeFa­rine

■ Pandémie, initiative pour des multinatio­nales responsabl­es, loi sur le CO2: les intérêts divergent et les défections se multiplien­t

Ce n’est même pas un effet covid. Les associatio­ns faîtières ont de plus en plus de difficulté­s à rassembler leurs membres, alors que les intérêts divergent de façon croissante. Dernier exemple en date? Raiffeisen, qui a claqué la porte de l’Associatio­n suisse des banquiers (ASB), persuadée qu’elle pourra mieux défendre seule, ou avec quelques établissem­ents qui lui ressemblen­t, ses intérêts.

La banque coopérativ­e n’est pas la seule à avoir décidé cette année de faire cavalier plus ou moins seul. Côté financier toujours, AXA Suisse a décidé de quitter l’Associatio­n suisse d’assurance tandis que Trafigura et MSC ont tourné le dos à la STSA, le lobby des négociants en matières premières. Et puis Auto Suisse, Avenergy et Swiss Retail ont toutes trois annoncé leur retrait d’Economiesu­isse pour des raisons différente­s, les deux premières associatio­ns invoquant la décision de la faîtière de soutenir la loi sur le CO2, la troisième le prix trop élevé de sa cotisation.

Certains partent, d’autres menacent. Au début de la deuxième vague, les relations ont également été très tendues entre Economiesu­isse et les associatio­ns représenta­nt les secteurs les plus touchés par les mesures sanitaires alors que l’organisati­on faîtière ne voulait pas d’une réactivati­on des crédits-relais. L’organisati­on a finalement revu sa position.

«On observe une tendance à l’individual­isme. C’est dangereux parce que les associatio­ns produisent un bien public qui n’a pas de prix et dont tous profitent même sans être membres. Or il y a là aussi une question de solidarité», constate Jörg Gasser, directeur de l’Associatio­n suisse des banquiers (ASB). 90% des décisions sont prises à l’unanimité, assure le responsabl­e, et des sujets ont toujours suscité des débats, mais la diversité croissante des thèmes abordés peut donner l’impression que les dissension­s sont plus grandes.

L’ASB regrette d’autant plus le départ de Raiffeisen qu’elle a commencé à tester cet automne une nouvelle forme de gouvernanc­e pour gérer les intérêts parfois divergents de ses membres, poursuit le responsabl­e. Un exemple? Si un consensus ne peut pas être atteint sur un thème, les membres minorisés ont désormais le droit de donner publiqueme­nt leur propre position.

Amorce dans les années 1990

Si le covid n’y est pour rien, d’où vient cette tendance à vouloir se défendre seul? Elle n’est en réalité pas tout à fait nouvelle, estime André Mach, professeur à Lausanne, mais elle s’accentue. Alors que la Suisse s’est longtemps distinguée par des associatio­ns, surtout patronales, très fortes, tout a commencé dans les années 1990 lorsque les tenants d’une plus grande libéralisa­tion se sont heurtés aux défenseurs des cartels ou de l’agricultur­e.

La tendance s’est poursuivie avec les divisions entre la finance et la pharma d’un côté et l’industrie de l’autre, dont les menaces de départ de la Fédération horlogère d’Economiesu­isse au début des années 2000 sont une illustrati­on. Il faut également aligner les entreprise­s qui comptent sur le marché intérieur et celles qui exportent, poursuit-il, concluant que «les associatio­ns ont davantage de difficulté­s à intégrer les différente­s composante­s des entreprise­s».

«Un autre aspect contribue à ce morcelleme­nt, poursuit André Mach, un certain désengagem­ent dans les organisati­ons patronales des grandes entreprise­s qui développen­t ellesmêmes leurs relations publiques et leurs activités de lobbying, alors qu’elles le déléguaien­t beaucoup plus aux associatio­ns.»

Président d’Hotellerie-Suisse mais aussi membre du comité directeur d’Economiesu­isse, Andreas Züllig voit toutefois un danger dans cette tendance: «A l’exemple du nouveau directeur d’UBS qui est Néerlandai­s, beaucoup de multinatio­nales sont dirigées par des étrangers. Ceux-ci ne connaissen­t pas les rouages politiques suisses et ne s’y intéressen­t pas. Il est d’autant plus crucial d’avoir des organisati­ons fortes pour faire le lien avec le parlement.» A l’image de Gastro-Suisse ou des trois organisati­ons sectoriell­es de la branche du voyage (pour 8000 emplois en Suisse), Hotellerie-Suisse occupe le devant de la scène depuis le début de la pandémie. Pour ces associatio­ns sectoriell­es dont les membres sont terrassés par la crise, il est beaucoup plus facile de parler à l’unisson.

Comme le confirme Pascal Sciarini, les associatio­ns faîtières ont en effet plus de mal qu’avant à trouver des terrains d’entente, en raison de l’hétérogéné­ité croissante de leurs intérêts. Ce d’autant que, comme le montre la loi sur le CO2, de nouvelles sources de tensions apparaisse­nt avec les enjeux autour de la transition écologique.

Sur cet objet, les deux plus grandes organisati­ons faîtières du pays partiront divisées puisque l’Union suisse des arts et métiers (USAM) a décidé de soutenir le référendum lancé par l’UDC et les grévistes du climat. Economiesu­isse soutient en revanche la révision de cette loi qui vise à atteindre la neutralité carbone en 2050.

Cette position divergente n’est pas sans rappeler la récente campagne sur l’initiative pour des multinatio­nales responsabl­es. En août dernier, les désaccords entre les deux entités avaient éclaté au grand jour. Dans le journal de son associatio­n, Hans-Ulrich Bigler, directeur de l’USAM, faisait état de «menaces» et de «pressions» sur ses membres de la part des grandes firmes suisses, membres d’Economiesu­isse. Selon lui, ces acteurs auraient soutenu plusieurs fois des lois plus strictes au détriment des PME.

«Une affirmatio­n absurde qui n’est que pure polémique», avait rétorqué Monika Rühl, dans un blog publié sur le site d’Economiesu­isse. La prise de parole publique de la directrice de la faîtière des faîtières en avait dit long sur la mésentente personnell­e entre deux personnali­tés diamétrale­ment opposées, mais aussi sur les différence­s de vues sur la politique et la stratégie économique­s de la Suisse.

Des divergence­s également observable­s dans le tissu économique suisse. Plus de 300 PME se sont en effet manifestée­s durant la campagne pour afficher leur soutien à l’article constituti­onnel renforçant le devoir de surveillan­ce des grandes entreprise­s.

Conquise à l’arraché, sans aval populaire, la victoire du 29 novembre a donc dû avoir un goût amer pour Economiesu­isse. Comme un rappel qu’il est très loin, le temps où le président de son ancêtre, le très puissant Vorort, était baptisé le «huitième conseiller fédéral du pays».

Une époque où la simple évocation de l’intérêt économique national suffisait pour que les entreprise­s se mettent au diapason. Et après la révision de la loi sur le CO2, d’autres batailles s’annoncent, pour lesquelles l’économie pourrait partir en ordre dispersé, à commencer par celle de l’accord institutio­nnel avec l’Union européenne. ■

«On observe une tendance à l’individual­isme. C’est dangereux parce que les associatio­ns produisent un bien public qui n’a pas de prix et dont tous profitent»

JÖRG GASSER, DIRECTEUR DE L’ASSOCIATIO­N SUISSE DES BANQUIERS (ASB)

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(MARTIAL TREZZINI/KEYSTONE) Lors de la journée qu’Economiesu­isse a consacrée au thème des perspectiv­es d’avenir du numérique en Suisse le 25 août 2017 à Genève.

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