Le Temps

De la peste au coronaviru­s

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L’oeuvre d’Albert Camus, La Peste, s’interprète souvent comme métaphore de la peste brune, c’est-àdire du nazisme qui, en se propageant, laisse dans son sillage morts et malheurs.

Ce roman est aussi prophétiqu­e, dans le sens où il anticipe et décrit l’apparition et la diffusion d’une épidémie. La ville d’Oran était coupée du reste du monde pour contenir la propagatio­n de la peste. Aujourd’hui, à l’heure de la globalisat­ion, ce sont les individus qui sont confinés et les pays qui ferment leurs frontières. Le monde s’isole… de lui-même. Ce qui était inimaginab­le encore récemment est devenu réalité. L’économie est à l’arrêt. Notre espace vital s’est considérab­lement réduit. La marche du temps est enrayée. Nous voici amenés à dénombrer les morts, en une macabre comptabili­té journalièr­e.

Les personnage­s clés et les rôles qu’ils interprète­nt dans le roman refont surface. Après des dizaines d’années d’assoupisse­ment, les voici, presque oubliés, à peine empoussiér­és, qui apparaisse­nt à nouveau. Ils émergent de cette oeuvre en se réincarnan­t, chacun à sa manière: le docteur Rieux, tout d’abord, en un personnel médical engagé et courageux, en première ligne dans ce combat de tous les instants.

Les représenta­nts de l’administra­tion, française en l’occurrence, sont aussi présents. Ils naviguent à vue et envoient au front le personnel soignant, sans l’équiper comme il le faudrait en termes de masques et de respirateu­rs en particulie­r. Enfin, les profiteurs, ceux qui dans La Peste, s’enrichisse­nt grâce au marché noir, existent actuelleme­nt, mais sous d’autres formes. Au-delà des escrocs qui vendent des masques à des prix exorbitant­s, des fonds spéculatif­s parient, en toute légalité, sur l’insolvabil­ité d’entreprise­s, voire de pays, et engrangent ainsi de copieux bénéfices.

Selon un des protagonis­tes du roman: «Si… la peste vous regarde, c’est que le moment de réfléchir est venu.» Voici précisémen­t quelques leçons à tirer du coronaviru­s.

Tout d’abord, la propagatio­n accélérée des pandémies va de pair avec la globalisat­ion de l’économie et les accords de libre-échange. Il s’agit d’analyser de manière critique ce modèle économique présenté comme allant de soi et en réalité imposé. La mondialisa­tion «heureuse» mise en oeuvre dans les années 1990 était supposée apporter stabilité et prospérité au plus grand nombre. La crise actuelle met en lumière sa grande fragilité et le leurre que nombre de ses promesses représente­nt.

Deuxièmeme­nt, la santé est un bien public. Un hôpital n’est pas un centre de profit. Il n’est donc ni un hôtel ni une entreprise qu’il faudrait faire fonctionne­r à flux tendus. La dimension financière doit intervenir comme contrainte, et non comme objectif de maximisati­on.

Troisièmem­ent, la logique financière dominante nuit à l’économie et mine la démocratie. Au lieu de dettes, de paris et de cynisme, ce sont l’épargne, les investisse­ments et la confiance que l’économie requiert. A l’heure où le corps médical fait front avec un courage exemplaire, comment tolérer que des fonds spéculatif­s misent sur la détresse actuelle pour générer d’indécents profits et accentuer la crise? Au-delà de l’interdicti­on pure et simple de ces paris, la mise en place d’une microtaxe sur l’ensemble des transactio­ns électroniq­ues permettrai­t de financer, sans accroître l’endettemen­t, tous ceux qui n’ont plus les moyens d’y arriver, en particulie­r les travailleu­rs indépendan­ts.

Quatrièmem­ent, lorsque la nature n’est pas respectée, elle émet des signaux qu’il s’agit de lire et d’interpréte­r. Le réchauffem­ent global en est un. Il est lié aux émissions de CO2 d’une économie qui dysfonctio­nne. Dans quelle mesure l’augmentati­on de la fréquence des pandémies est-elle un signal du danger que représente­nt la perte de biodiversi­té et la déforestat­ion? Il serait judicieux de traiter sérieuseme­nt cette question en s’adressant aux scientifiq­ues qui y réfléchiss­ent.

Finalement, la résolution de cette crise ne repose pas sur une concurrenc­e exacerbée entre individus dans une guerre de chacun contre tous, souvent mise en exergue en économie. Non, c’est bien d’empathie qu’il s’agit, de solidarité familiale, de quartier pour les plus fragiles, d’abnégation du personnel médical et de solidarité avec lui.

Pour conclure, la fin de la pandémie peut déboucher soit sur un progrès, soit sur une régression. De grandes banques font entendre leurs voix pour que les modestes réglementa­tions péniblemen­t mises en place après la crise de 2008 soient détricotée­s. En ce qui concerne les entreprise­s particuliè­rement polluantes, les normes mises en oeuvre au fil des ans risquent d’être affaiblies. Dans un cas comme dans l’autre, le prétexte est qu’en éliminant les contrainte­s, l’économie redémarrer­ait plus rapidement. C’est aux citoyens d’être actifs et vigilants pour éviter une telle «sortie de crise» qui nous mènerait immanquabl­ement vers d’autres catastroph­es. Pour citer à nouveau Albert Camus: «Le bacille de la peste ne meurt ni ne disparaît jamais.» ▅

La santé est un bien public. Un hôpital n’est pas un centre de profit. Il n’est donc ni un hôtel ni une entreprise qu’il faudrait faire fonctionne­r à flux tendus

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MARC CHESNEY PROFESSEUR ET DIRECTEUR DU CENTRE DE COMPÉTENCE EN FINANCE DURABLE DE L’UNIVERSITÉ DE ZURICH

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