Le Temps

S’EN ALLER, LE SOURIRE AUX LÈVRES

- PAR CATHERINE FRAMMERY @cframmery

Son premier roman célébrait l’amour dans les vapeurs du Bosphore. Adrien Gygax met cette fois-ci le cap sur une maison de retraite où un résident tient la chronique des joies de chaque jour

«Ce texte a été découvert dans les affaires personnell­es d’un résident d’une maison de retraite. Son auteur, dont la famille souhaite conserver l’anonymat, l’aurait rédigé entre le 3 avril 2019, date de son entrée dans l’institutio­n, et le 22 décembre 2019, date de son décès. Il a souhaité, selon ses mots, évoquer ce qu’il appelait des «bonheurs de vieux». Condamné par la maladie, il a dédié ses derniers mois à la contemplat­ion de sa finitude.»

Le coup du manuscrit posthume a beau être un artifice aussi ancien que la littératur­e, il a dû falloir un certain courage à Adrien Gygax, auteur d’un brûlant premier Aux noces de nos petites vertus (Cherche Midi, 2017), qui célébrait l’amour à 25 ans, pour entamer ainsi son deuxième livre, mince collection de 25 entrées du journal imaginé d’un pensionnai­re en EMS, intitulées «Lâcher prise», «Ne plus avoir à donner son avis» ou encore «Voler avec les hirondelle­s». Du courage, il a dû en falloir aussi à son nouvel éditeur pour le publier. «Au début, je me suis dit: pas pour moi… pas possible… invendable…», plaisante justement Vincent Roy. Et pourtant. L’éditeur de chez Grasset a finalement lu, souri, et aimé, beaucoup.

LÂCHER PRISE

Quand un premier roman est réussi, le deuxième est toujours attendu avec curiosité. Loin du Bosphore et de ses vapeurs d’amour et d’alcool, les bonnes fées d’Adrien Gygax ont cette fois des rides et des cheveux blancs, et le héros n’en est plus un. Il a vécu confortabl­ement, dans une belle maison, nous dit-il, il a même conduit une Mercedes. Mais son amoureuse s’en est allée un matin, «laissant son corps vide, au pied des framboisie­rs». Et désormais il réside là, dans un «bloc de béton». Pas d’auto-apitoiemen­t mais un regard droit, avec l’ironie en embuscade.

«On doit être une bonne centaine à vivre et à mourir ainsi. Ça ne rate jamais, ah ça! Pour mourir on meurt, ici! Tous! On cesse vite de prétendre qu’on est là pour autre chose, on finit tous par l’avouer après un mois ou deux. Et ça prend vite toute notre face, cette idée de mort, ce dernier projet.» Mais lui «se réjouit de la fin». C’est ce qui fait tout l’intérêt du livre, ce projet de bien mourir, joie après joie. Il s’agit de s’alléger, de lâcher prise, de se laisser partir, en se réjouissan­t.

Les rituels de l’EMS sont autant d’occasions de s’émerveille­r encore. La distributi­on du courrier, la promenade, la nouvelle aide-soignante qui ressemble à un oiseau, le passage du médecin – ah, «Planer après la visite du docteur!» Ces pages sur Morphine qui «s’occupe de tout. D’un geste vif, elle dresse son drap blanc sur toutes nos douleurs, nos craintes, elle comble nos plus petites et fragiles aspérités.»

La langue reste un verre coloré plein d’éclats et de trouvaille­s qui comblent, comme dans cette chasse aux souvenirs: «Ce soir, c’est mon premier baiser que j’attrape. Il passe là, nonchalant. Mais cette fois-ci, je parviens à le capturer. Je le tiens bien serré entre mes deux hémisphère­s. Comme on se connaît un peu, tous les deux, il me raconte ce qu’il sait: le bord du lac, l’air gelé du mois de janvier, les clignoteme­nts pourpres du casino dans le brouillard au loin…»

AVANT DE S’ENDORMIR

Chez le lecteur aussi, ces souvenirs allument des connexions, vers un sentiment charnel de familiarit­é. L’écriture est très physique, les phrases, sobres et sonores, très évocatrice­s. On imagine bien lire un chapitre par soir pour le ruminer, avant de s’endormir, comme un manuel épicurien de savoir mourir. La vie intérieure ralentit, concentrée sur les dernières gorgées d’hier. La flamboyanc­e et l’itinérance ont fait place à la retenue et au sur-place, même si quelques failles dans les mots laissent entrevoir l’exubérance des souvenirs.

«C’est amusant qu’un jeune homme comme ça ait eu l’idée de se mettre à notre place», glisse Lydie, une nonagénair­e de l’EMS La Rozavère, dans les hauts de Lausanne, qui a inspiré Adrien Gygax. C’est là, en compagnie de résidents, de soignants et d’amis, que le Vaudois a verni son deuxième livre, la semaine dernière. «Mourir, la belle affaire, mais vieillir», chantait Brel. Gygax a tout écrit.

 ?? (LAURENT HAMMELS/PHOTOALTO) ?? Adrien Gygax signe un livre qui n’a rien de macabre sur la fin de vie. Décidé à bien mourir, son héros contemple cette perspectiv­e avec acuité et un soupçon d’ironie.
(LAURENT HAMMELS/PHOTOALTO) Adrien Gygax signe un livre qui n’a rien de macabre sur la fin de vie. Décidé à bien mourir, son héros contemple cette perspectiv­e avec acuité et un soupçon d’ironie.

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