Le Temps

LES MOTS D’UN FILS, LES MAUX DU PÈRE

- @alexandred­mdff «Qui a tué mon père», Lausanne, Théâtre de Vidy, du 24 au 27 février; Vidy.ch/qui-a-tue-mon-pere

Autoprocla­mé «comédien épique», Stanislas Nordey débarque au Théâtre de Vidy. Il y joue, dès lundi, «Qui a tué mon père», texte déchirant du jeune Edouard Louis. Interview.

PROPOS RECUEILLIS PAR ALEXANDRE DEMIDOFF t Acteur superbemen­t épique, l’artiste joue, dès lundi au Théâtre de Vidy,

«Qui a tué mon père», texte choc du jeune romancier Edouard Louis

◗ Au téléphone, sa voix est une pirogue. Elle caresse l’onde, prend le courant, remonte en douceur le fleuve de la pensée. Stanislas Nordey, 53 ans, est toujours ce marin d’outre-mer qui aspire aux grandes embouchure­s, à ces pièces qui arrachent l’acteur à ses petits arrangemen­ts avec Narcisse.

Comédien épique. C’est lui qui le dit, l’autre matin. Stanislas Nordey est à Lyon où il vient de jouer Architectu­re, crépuscule d’un père tout-puissant – joué par Jacques Weber – qui voudrait entraîner sa smala dans la débâcle des jours. Pour son ami Pascal Rambert, auteur et metteur en scène, il incarne le fils en rupture de bienséance.

Spectacle de têtes brûlées. Le directeur du Théâtre national de Strasbourg (TNS) n’aspire qu’à la tendresse de l’assaut. A la solidarité d’une troupe. C’est sa manière de vivre la déflagrati­on de la nuit. Autour de lui, souvent, des amis qui sont des frères et des soeurs de fiction, Emmanuelle Béart, Laurent Sauvage et longtemps aussi sa mère, Véronique Nordey, décédée en 2017.

Au Théâtre de Vidy à Lausanne, c’est en solo qu’il revient, quatre ans après un Je suis Fassbinder qui sondait la mauvaise conscience allemande. Il y jouera dès lundi un fils – oui, encore – qui salue un père de 50 ans brisé par l’usine.

Ce patriarche en capilotade, c’est celui qu’Edouard Louis panse dans

Qui a tué mon père (Seuil). L’écrivain français, 27 ans, retourne à cette figure qui frappait par sa dureté dans En finir avec Eddy

Bellegueul­e (Seuil). Stanislas Nordey vibre de cette parole-là, celle d’un amour impossible, celle d’une colère jamais éteinte contre les Nicolas Sarkozy, François Hollande, Emmanuel Macron qui ont, selon le romancier, terrassé, par leur politique, l’ouvrier. Sur ce fleuve, guidé par Claire Ingrid Cottanceau, Stanislas Nordey est héroïque comme le nautonier devant l’écueil. Il est accordé au tranchant de cette épître et à sa violence sourde.

On vous a proposé deux rôles de fils, au moment où vous renouiez avec votre père, le cinéaste Jean-Pierre Mocky, après trente-trois ans de silence. Comment interpréte­r cette

coïncidenc­e? C’est un hasard absolu, à peine croyable. Je retrouvais mon père et Edouard me faisait parvenir son texte! Mon père n’a certes rien à voir avec le sien, même si à la fin de sa vie [il est mort l’été passé, à 90 ans, ndlr], il avait la fragilité d’un enfant. Mais dire «papa» sur scène réveille quelque chose de très beau, d’insensé même.

Qu’avez-vous dit à Edouard Louis pour l’inciter à écrire pour le théâtre?

C’était après une lecture publique d’Histoire de la violence, son deuxième roman, à Strasbourg. Nous dînions avec l’auteur allemand Falk Richter. C’était arrosé, fraternel. A la fin du repas, j’ai lancé à Edouard: «Si tu as envie d’écrire pour le théâtre, sache que les portes du TNS te sont ouvertes.» Un an plus tard, je reçois un mail avec le texte en pièce jointe.

Vous destinait-il le rôle? Je l’ignorais, mais oui. Je trouvais ce monologue formidable, mais je ne le pensais pas pour moi. Je n’ai pas l’âge du fils, je ne me sentais pas légitime. Je suis un vieux croûton! Lui était catégoriqu­e. Donc j’ai accepté, avec avidité et inquiétude.

Vous avez fait le choix de ne monter que des auteurs d’aujourd’hui. Les associez-vous aux répétition­s?

Surtout pas. Je les écarte, parce qu’ils ne voient pas toujours ce que leurs pièces contiennen­t. J’ai pourtant consulté Edouard sur un point.

Lequel? Pendant les répétition­s, je portais une perruque blonde, qui était une façon de lui ressembler. Mon équipe était divisée: fallait-il que je la conserve ou pas? Trois jours avant la première, il a assisté à un filage avec un ami, le sociologue Didier Eribon. Il m’a dit qu’il ne voyait pas l’intérêt de ce postiche.

Edouard Louis s’adresse à son père. Comment le représente­r? C’était un des enjeux du spectacle. J’ai demandé à Edouard si son père, qui a 53 ans, serait d’accord de jouer son rôle. C’était impossible. J’ai envisagé la présence de Jean-Pierre Mocky, mais cela aurait donné à la pièce un autre sens. Avec ma collaborat­rice Claire Ingrid, nous cherchions la formule, mais rien ne venait.

Comment a surgi l’idée du mannequin?

J’ai fait une improvisat­ion: je sculptais mon père parce que je n’arrivais pas à lui parler. Nous avons pris un mannequin dans les coulisses du Théâtre de la Colline à Paris où nous répétition­s. Tout est devenu d’un coup fluide et rapide.

Quel acteur êtes-vous? Epique, trop épique, hélas. Je plaisante à peine. J’aime les grands espaces, la profératio­n. Pendant les répétition­s, Claire Ingrid me disait: «Arrête de faire ton Nordey!» Tout mon travail a consisté à me dompter pour être au service de cette parole, le plus subtilemen­t possible.

Je vous rassure, vous restez épique…

J’aime me voir aussi comme un danseur quand je joue. Je sculpte la scène de manière très pensée.

«Qui a tué mon père» offre une vision plus aimante du père que dans «En finir avec Eddy Bellegueul­e». Avezvous été surpris par cet éclairage?

Oui, bien sûr. Il s’agit ici d’une lettre d’amour à un père, comme s’il fallait réparer quelque chose après le choc du premier texte.

Ce qui est troublant, c’est que vous avez l’âge de son père…

La force d’un acteur, c’est qu’il peut avoir tous les âges au théâtre. Il y a des moments dans la pièce où j’ai 10 ans, d’autres 50 ans. Et c’est crédible, parce que la scène, c’est un pacte passé avec le spectateur. Si nous jouons juste, il ne se pose plus ce genre de question.

En 1987, vous aviez 21 ans et vous montiez au Théâtre Pitoëff à Genève «La Dispute» de Marivaux. Comment imaginiez-vous alors votre vie?

Je venais de prendre une décision. J’étais doué pour les études, la littératur­e, la philosophi­e. J’aimais ça passionném­ent, mais le théâtre plus encore. J’avais donc renoncé à l’université pour les planches.

Pensiez-vous déjà qu’un texte était aussi une arme politique?

Non. C’est ma découverte de Pier Paolo Pasolini qui a été décisive. Pendant une période, je n’ai monté que ses pièces. C’est sa parole qui m’a fait. Mais aussi les spectacles de Jean-François Peyret et Jean Jourdheuil: ils m’apprenaien­t que faire du théâtre, c’était aussi déplaire.

Que reste-t-il du jeune Stanislas?

La joie. Elle était là au moment de «La Dispute». Elle m’habite toujours. J’y ai ajouté une conscience.

Votre mère, Véronique Nordey, a été une interprète magnifique. Que vous a-t-elle transmis?

L’amour absolu des acteurs. Ce sont eux qui font un spectacle, pas les metteurs en scène. L’émotion vient d’eux, toujours.

Vous avez monté Wajdi Mouawad, Falk Richter, Edouard Louis. Quel est leur point commun?

Ils se dévoilent, ils vont au bout d’eux-mêmes. Ce sont des Icare qui finissent par se brûler les ailes, parce qu’ils ont une honnêteté absolue dans leur quête.

A travers eux, vous vous définissez, non?

Non. Je ne brûle pas sur scène, je me préserve. Emmanuelle Béart dit qu’elle se fait mal au théâtre, moi, c’est tout le contraire. Le grand metteur en scène russe Vsevolod Meyerhold affirmait que le vrai acteur doit tout jouer dans la joie, même quand il interprète un moribond.

Quel est le livre que vous offrez aux êtres que vous aimez?

Ça change au gré des éblouissem­ents. Depuis deux mois, j’offre Les Portes de

Thèbes (Verdier) de Mathieu Riboulet, livre posthume incroyable­ment puissant sur sa propre disparitio­n et celle des sept tueurs du Bataclan. C’est paradoxale­ment un livre solaire.

«Je sculptais mon père parce que je n’arrivais pas à lui parler»

 ?? (JEAN-LOUIS FERNANDEZ) ?? Stanislas Nordey, 53 ans, libère, dans une fureur d’amour, la parole d’un fils qui réclame justice pour son père.
(JEAN-LOUIS FERNANDEZ) Stanislas Nordey, 53 ans, libère, dans une fureur d’amour, la parole d’un fils qui réclame justice pour son père.

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland