Le Temps

La complexe équation de la simplicité

Deux ans après sa dernière victoire en Coupe du monde, Lara Gut-Behrami a réalisé une véritable démonstrat­ion lors de la première descente de Crans-Montana. Cela faisait très longtemps qu’elle aspirait à trouver le moyen de faire confiance à son instinct

- LIONEL PITTET @lionel_pittet

Le ski alpin de haut niveau prend souvent l'allure d'une lutte sans merci entre l'athlète et la piste. Les cuisses tremblent, les lattes valdinguen­t dans tous les sens, les visages se crispent et l'équilibre n'est maintenu qu'au prix d'efforts qui peuvent paraître désespérés. Mais quand les plus virtuoses des champion(ne)s délivrent un récital, le combat mute en un ballet du corps et des éléments, la neige, la pente, les reliefs. Le ski de Mikaela Shiffrin en slalom ou de Beat Feuz en descente n'est parfois qu'harmonie, évidence, fluidité. Comme celui de Lara GutBehrami ce vendredi, lors de la première des deux descentes du week-end à Crans-Montana.

Personne n'attendait la Tessinoise de 28 ans dans un tel état de grâce. La dernière de ses 24 victoires en Coupe du monde remontait au mois de janvier 2018, lors d'un super-G à Cortina d'Ampezzo. Depuis, elle n'était plus montée sur un podium qu'à trois reprises, loin des standards d'une skieuse qui évolue au plus haut niveau depuis ses 16 ans et qui a remporté le grand globe de cristal en 2016.

Elle s'est élancée avec le dossard numéro 18, alors que la victoire semblait déjà promise à sa compatriot­e Corinne Suter, mais tout le monde a compris dès les premières centaines de mètres de la piste du Mont-Lachaux qu'il se passait quelque chose. Une ligne parfaite, des courbes douces, les skis comme sur des rails. La lumière s'est allumée verte lors de chaque temps intermédia­ire et sur la ligne d'arrivée le chronomètr­e a confirmé l'impression qui était apparue à l'oeil nu. Huit dixièmes d'avance, autrement dit une éternité. La «bombe de Comano», comme certains se plaisent à la surnommer, venait d'exploser à la surprise générale.

Chasse aux fantômes

Sauf, peut-être, à la sienne. Parce qu'elle sentait qu'elle avait bien skié, et que, quand elle skie bien, la montre ne la trahit pas. «Dans ma carrière, cela a souvent été ainsi. Quand j'ai de bonnes sensations de haut en bas, je peux gagner avec beaucoup d'avance. Mais quand cela ne se passe pas comme je veux, je peux me retrouver très loin, remarque-t-elle. Aujourd'hui, tout a été simple. J'ai skié librement, sans réfléchir, et cela m'a permis d'aller très vite.»

C'était donc ça, la clé? Il suffisait de faire simple, de ne pas réfléchir? Peut-être bien. Et il n'y a sans doute rien de plus compliqué à mettre en oeuvre. «Trouver le bon mode peut prendre des mois. Des années. A vrai dire, je luttais pour y parvenir depuis le début de la saison», confie Lara Gut-Behrami après son succès.

La veille déjà, dans le restaurant de l'hôtel des Suissesses à Crans-Montana, elle détaillait son défi intérieur, sa chasse aux fantômes, lorsque nous lui demandions si elle parvenait à identifier ce qui la séparait de son meilleur

niveau. «La confiance. C'est tout. Il faut que le corps et l'esprit soient alignés pour réaliser les choses de la bonne manière, instinctiv­ement. Si, sur la piste, tu réfléchis à ce que tu es en train de faire, il est souvent déjà trop tard.» Cela paraît fragile, insaisissa­ble, presque insensé. «Eh bien, tout tient pourtant à cela», lançait la skieuse. Sur la neige de Crans-Montana, elle a réussi à résoudre la complexe équation de la simplicité.

La Tessinoise refuse de voir ce succès comme une revanche. Elle aurait pourtant de quoi. Une revanche sur tous ceux, nombreux, ricanant ou nostalgiqu­es, qui pensaient qu'elle ne retrouvera­it jamais le chemin du plus haut niveau, de la victoire; qu'elle avait perdu le truc, la grinta; qu'à trouver l'amour – auprès du footballeu­r Valon Behrami – et avec lui une forme de paix, elle avait perdu la rage qui la faisait dévaler les pistes à toute vitesse. Ou une revanche sur le destin, qui l'a emmenée à l'apogée sans lui faire voir qu'elle flirtait avec le précipice, qu'elle jouait avec ses limites, qu'elle s'oubliait.

Des objectifs techniques, uniquement

A Crans-Montana, la question lui a été posée: «Espérez-vous encore retrouver le niveau que vous aviez au moment des Mondiaux 2017 à Saint-Moritz, quand vous étiez au sommet de votre art et que vous vous êtes blessée?» Réponse cinglante: «Non, car à ce moment-là, j'étais mal, j'étais fatiguée, je n'étais pas heureuse. Je veux skier bien. Mais je ne veux pas regarder vers le passé.»

Elle a très vite analysé sa chute grisonne et la convalesce­nce qu'elle a entraînée comme le holà qu'avait mis son corps pour interrompr­e une spirale infernale dont elle n'était qu'à demi-consciente. Depuis, elle refuse de se projeter sur des victoires, des médailles et des podiums. Ses seuls objectifs sont techniques. Poser son ski comme elle l'entend. Tirer ses virages comme elle les imagine. Cela satisfait moyennemen­t ceux qui aimeraient qu'elle claironne des ambitions précises, chiffrées, des choses qui se mesurent autrement qu'à la sensation, mais elle ne déroge plus à cette ligne de conduite.

A Crans-Montana, alors que les dernières participan­tes s'élançaient mais que sa victoire était acquise, Lara Gut-Behrami a couru dans ses grosses chaussures de ski pour embrasser sa mère. Elle était visiblemen­t ravie. Mais elle s'est gardée d'en faire des tonnes. «Je n'ai jamais été la fille qui va faire la fête trois jours après une victoire, ni celle qui va bouder une semaine après un échec», rappelle-t-elle. Il y a autre chose: «Aujourd'hui, j'ai la chance d'avoir dans ma vie des gens qui comptent, qui m'aiment même si je ne gagne pas. J'ai trouvé cet équilibre. Alors je suis contente d'avoir gagné, bien sûr, mais je relativise: il y a des choses plus importante­s que cela.»

Et puis, il y a d'autres courses qui arrivent. Et skier simple demeure toujours aussi compliqué.

«Il faut que le corps et l’esprit soient alignés pour réaliser les choses instinctiv­ement»

 ?? (FABRICE COFFRINI/AFP) ?? A 28 ans, Lara Gut-Behrami a fait mentir les oiseaux de mauvais augure qui prédisaien­t qu’elle ne retrouvera­it jamais le chemin du plus haut niveau.
(FABRICE COFFRINI/AFP) A 28 ans, Lara Gut-Behrami a fait mentir les oiseaux de mauvais augure qui prédisaien­t qu’elle ne retrouvera­it jamais le chemin du plus haut niveau.

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