Klimt, Kokoschka, Schiele: une danse viennoise pour ouvrir le bal du MCBA
La première exposition temporaire du Musée cantonal des beaux-arts, dans ses nouveaux quartiers de la gare à Lausanne, décline les oeuvres de Klimt, Schiele et Kokoschka. Et réinterprète le basculement artistique du début du XXe siècle sous un prisme passionnant, la peau
Dans une eau verdâtre tachetée de reflets dorés, trois naïades flottent, nues, les cheveux ondulant comme des algues folles. Eclipsant l’étrange créature aquatique qui se mêle au bain, leurs corps, tailles marquées et fesses d’une blancheur translucide, attirent la lumière – et le regard.
Poissons rouges (1901-1902), de Gustav Klimt, est l’oeuvre phare de la première exposition temporaire du Musée cantonal des beaux-arts (MCBA) niché dans son nouvel écrin de Plateforme 10. On la retrouve sur les affiches qui annoncent un accrochage dédié à Klimt, Schiele et Kokoschka. Et ce n’est pas un hasard. Car s’il ne prend pas trop de risques en tablant sur ce trio viennois, rock stars du début du XXe siècle et pères de l’art moderne, le musée propose de réinterpréter leurs oeuvres à la lumière d’un thème central aux Poissons
rouges - et fascinant: la peau. Ce fil conducteur, décliné en six volets, permet d’organiser près de 180 peintures, dessins et objets répartis sur deux étages et quatre salles spacieuses. Une manière de rapprocher des artistes que l’histoire de l’art, au fil des années, a eu tendance à cloisonner. Klimt, Schiele et Kokoschka ne sont en effet pas de la même génération; mais ils incarnent un même mouvement, la Sécession, cette phalange d’artistes qui, dès 1897, rejette les conventions et le conservatisme de l’académisme viennois pour créer un art nouveau. Et l’épiderme dans tout ça?
Il aurait été au coeur de leur travail plastique, visant à remettre l’homme au centre – et les corps à nu. «La fin du XIXe annonce l’effondrement de l’Empire austro-hongrois. Avec la laïcisation, les modes de vie qui s’accélèrent, des millions d’Européens se retrouvent sans repères, souligne Catherine Lepdor, co-commissaire de l’exposition. Les artistes viennois ont alors interrogé l’identité de l’homme moderne en dehors du cadre qui le définissait jusque-là. Et qu’y a-t-il de plus commun à tous les êtres humains que leur peau?»
Alors qu’en France on se met au fauvisme puis au cubisme, à Vienne, on dévoile la chair. Sur l’affiche de la première exposition des sécessionnistes viennois en 1898, dessinée par Klimt, le message est clair: un Thésée de dos et entièrement nu combat le Minotaure – il sera rapidement censuré. Mais c’est peutêtre le large espace blanc en dessous qui, davantage, frappe. Car la nudité, synonyme de vérité pour les modernistes, s’invite aussi dans leurs compositions ou sur les façades de leurs édifices, ramenés à une blancheur lisse, dépouillés des lourds ornements de l’époque.
Une série de nus de Klimt illustrent à merveille cette esthétique: ses silhouettes féminines, crayonnées à la mine de plomb, paraissent suspendues dans le vide. Sous le froissement des étoffes, les poses se font sensuelles, érotiques. Certaines courbes ont été plus fortement marquées et semblent vibrer. Subtil dialogue entre le corps et la feuille.
Dans son célèbre poème illustré Les Garçons qui rêvent, Oskar Kokoschka, élève de Klimt, choisit quant à lui d’opposer la blancheur des corps, des visages avec une profusion de couleurs pour illustrer les pulsions adolescentes. Des contrastes saisissants qui rappellent ceux d’une estampe japonaise, judicieusement présentée à côté.
Passé ce stade virginal, la peau se met peu à peu à rosir, jaunir… Dans une autre section de l’exposition, sans doute la plus passionnante, les Viennois explorent le corps plus en profondeur et en couleur. Inspirés par leurs cours d’anatomie et de dissection, ils s’intéressent davantage aux couches, aux flux qui le composent. «Tout étudiant en art étudie le jeu des muscles, des articulations dans le but de représenter fidèlement l’apparence du corps, note Catherine Lepdor. Mais eux, loin de chercher le réalisme, font voir le squelette ou encore le sang qui circule sous la peau, pour montrer à la surface du corps ce qui se passe à l’intérieur.»
Egon Schiele est le maître de ce jeu de correspondances. Dans ses aquarelles, les modèles ont les vertèbres bleutées, le dos verdâtre, mais les oreilles ou les seins rougis, marquant des points de frottement, des zones érogènes ou même un émoi. «Il y a une composante psychologique forte, précise Camille
Lévêque-Claudet, co-commissaire. Schiele se rendait d’ailleurs dans des hôpitaux psychiatriques pour observer les malades, saisir leurs gestes et tenter de traduire ces pathologies sur la peau.»
Si Schiele est un «vivisecteur de l’âme», des mots de son contemporain l’écrivain autrichien Robert Musil, d’autres perçoivent l’esprit comme une lueur quasi mystique. Dans ses portraits, le peintre Max Oppenheimer entoure par exemple les corps de ses modèles d’un halo plus clair, comme une énergie ou une seconde peau que ne capteraient que les yeux les plus sensibles.
FAÇON IKEA
Il en faut en tout cas de bons pour distinguer l’épiderme des paysages constituant l’avant-dernière section de l’exposition. Mais c’est dans la composition des champs fleuris de Klimt ou des villes angoissantes de Schiele, où tous les éléments s’alignent sur un seul et même plan carré, qu’il faut le deviner. Explications de Catherine Lepdor: «Dans ces tableaux, les artistes créent un espace-peau: un morceau de l’univers, qui semble avoir été découpé de manière arbitraire et tendu dans un cadre.» «Et on retrouve encore ce même rapport au corps avec, chez Schiele, des imbrications de maisons couleur chair d’où surgissent des yeux, des bouches», ajoute Camille Lévêque-Claudet.
Reconnecter l’humain à son environnement: cet esprit, les avant-gardistes l’ont insufflé sur, mais aussi entre les murs, prônant un intérieur unifié et adapté aux besoins de l’homme moderne. A l’étage supérieur, on découvre une sélection de meubles et d’objets du quotidien – dans une scénographie peu inspirée qui rappellerait presque un showroom Ikea. Et la référence est moins absurde qu’elle n’en a l’air. Car les fauteuils ultralégers, les armoires épurées et les boîtes à cigares géométriques de Josef Hoffmann et Koloman Moser, fondateurs des Wiener Werkstätte, ont le design simple et fonctionnel propre à la chaîne suédoise. A la fin du parcours, l’héritage des Viennois semble évident.
Et résonne jusqu’en 2020. «Tout comme ces artistes, à l’aube de la Seconde Guerre mondiale, exprimaient leur angoisse et leur fragilité, les jeunes d’aujourd’hui sont confrontés au réchauffement climatique, analyse Catherine Lepdor. On retrouve cette même volonté de renouer avec la nature, d’avoir une vie plus simple, plus proche de nos préoccupations.» Et nous de visualiser Klimt, Schiele et Kokoschka, moustaches fournies et pancartes splendides, défiler pour le climat…
«Dans ces tableaux, les artistes créent un espacepeau: un morceau de l’univers»
CATHERINE LEPDOR, CO-COMMISSAIRE DE L’EXPOSITION