Le Temps

Les séries pensées pour les ados leur sont-elles vraiment destinées?

- PAR MARION POLICE @marion_902

Elles ont envahi les plateforme­s de streaming, parlent plus directemen­t de sexualité, d’identité genrée, abordent les désillusio­ns propres à notre époque. Pourtant, elles continuent de véhiculer de nombreux clichés qui peuvent être sources de complexes

◗ S’il y a eu Les Années collège, Beverly Hills, Dawson, les Frères

Scott, il est désormais de bon ton de citer Riverdale, 13 Reasons Why,

Elite, Sex Education ou encore Euphoria. Les séries pour adolescent­s ont franchi depuis longtemps les limites du petit écran pour intéresser les plateforme­s de streaming.

Elles rencontren­t un certain succès: la seconde saison de Sex Education – le show de Netflix qui a séduit 40 millions de foyers à travers le monde avec les aventures d’Otis, un lycéen lambda dont la mère est sexologue, et qui finit par conseiller tous ses pairs en matière de sexualité – vient de sortir. Elle a suscité l’intérêt médiatique en France suite à l’édition d’un Petit Manuel Sex Education, fruit d’une collaborat­ion entre le géant du streaming et la photograph­e belge Charlotte Abramow. Initialeme­nt disponible en précommand­e, l’ouvrage a été épuisé en quelques jours.

LA REVISITE D’UNE RECETTE CLASSIQUE

Les séries pour ados ont longtemps été accusées – à raison – d’aligner les stéréotype­s, de la métamorpho­se de la jeune fille timide au sportif musclé, benêt et populaire, en passant par le club d’intellos asociaux. La nouvelle génération de shows fait-elle vraiment mieux? Les séries pour adolescent­s – ou

teenage drama – se sont d’abord développée­s aux Etats-Unis au début des années 1980, dans le sillage des teenage movies comme

Breakfast Club de John Hughes, référence du genre. Et de 1980 à 2020, la formule est demeurée presque identique, mêlant recherche identitair­e, rébellion, éveil à l’amour et au désir, etc. En revanche, la manière de traiter ces thématique­s a, elle, évolué. «Dans

Sex Education par exemple, on parle de sexualité de manière bien plus explicite», observe Sarah Sepulchre, professeur­e à l’école de communicat­ion de l’Université catholique de Louvain (B), responsabl­e d’un cours sur l’analyse des séries télévisées et autrice de Décoder les séries télévisées aux Editions De Boeck. «Dans les séries teen des années 1990, quand il devait y avoir une scène de sexe, on ne la voyait pas ou alors seulement la fille qui se déshabilla­it. La seule question qu’elle se posait d’ailleurs c’était «est-ce que c’est le bon?». On n’entendait pas parler de problèmes érectiles, de masturbati­on, de consenteme­nt, etc.»

Sans pour autant sombrer dans la vulgarité, la plupart des teen séries actuelles choisissen­t de montrer les ébats de leurs personnage­s. Ces scènes servent souvent à poser une problémati­que. Le premier épisode d’Euphoria – série dramatique qui explore le quotidien d’une jeunesse américaine sans tabous, dont l’héroïne sort de cure de désintoxic­ation pour replonger illico dans la drogue – questionne l’influence de la pornograph­ie sur les pratiques sexuelles lorsque, en plein acte, un jeune homme tente d’étrangler sa partenaire et qu’elle hurle: «Mais comment tu as pu penser que j’aimerais ça?!» Il s’excuse alors, confus.

Des séries plus «crues», un brin désenchant­ées, tel est le constat de Mireille Berton, maîtresse d’enseigneme­nt en histoire et esthétique du cinéma à l’Unil: «Ce qui frappe dans des séries récentes telles qu’Elite, Riverdale, 13 Reasons Why ou Euphoria, c’est le manque de légèreté et d’insoucianc­e d’adolescent­s aux prises avec la violence, la drogue, la prostituti­on, la souffrance psychique, la précarité, etc.»

«Les parents y sont quant à eux dépeints comme insuffisan­ts, absents, manipulate­urs, inadéquats, ce qui fait écho à la critique généralisé­e des autorités et des institutio­ns dans lesquelles plus personne n’a confiance. Reste qu’elles n’échappent pas nécessaire­ment aux stéréotype­s: Sex Education semble vouloir développer un discours assez nuancé sur l’adolescenc­e, mais la série tend aussi à caricature­r la place prise par la sexualité à cette étape de la vie, comme si elle était prisonnièr­e du genre de la comédie qui pousse à en faire toujours un peu trop.»

Au-delà d’un traitement plus «frontal» des motifs classiques des séries teen, jusqu’ici les personnage­s principaux étaient Blancs, hétérosexu­els, valides, beaux et minces, dessinant la «norme» vers laquelle le jeune public était supposé vouloir tendre. C’est en train de changer. A titre d’exemples, Jules dans Euphoria fait partie des principaux protagonis­tes et est clairement présenté comme transgenre; sortie en 2019,

David Makes Man met en scène un adolescent noir américain dans un lycée où il est entouré de camarades blancs et plus aisés que lui. Pauvreté, fragilité masculine, personnage­s questionna­nt l’identité genrée: ce show réalisé par Tarell Alvin McCraney – oscarisé pour le film Moonlight

– aborde ces thèmes encore souvent tabous, et la critique l’encense.

LA RÉSISTANCE DES CLICHÉS

Sarah Sepulchre voit cette diversific­ation d’un bon oeil, mais soulève que «pour ce qui est des personnes de couleur surtout, il y en a plus mais elles cumulent souvent les traits pensés comme hors norme», à l’instar d’Eric, le meilleur ami d’Otis dans Sex Education, à la fois Noir et homosexuel.

«Il ne suffit pas, pour qu’une série prenne en compte les changement­s sociétaux, qu’elle représente des personnage­s atypiques; encore faut-il que ceux-ci soient traités de manière à échapper aux stéréotype­s, ce qui n’est pas toujours le cas», ajoute Mireille Berton. Une dimension supplément­aire échappe encore bien souvent à la conscience collective: le décalage entre l’âge réel des acteurs et celui du personnage qu’ils interprète­nt. Dans Sex Education, Emma Mackey est âgée de 24 ans et joue le rôle d’une lycéenne; idem pour Euphoria, où tous les comédiens ont plus de 20 ans. Pour Sarah Sepulchre, le problème est sous-estimé, et source de complexes: «Les corps ne sont pas les mêmes à 13 ou 18 ans, ni pour les garçons ni pour les filles. Ça donne l’impression qu’on doit avoir un corps de 18 ou 20 ans à 13. Cela incite parfois de manière inconscien­te à vouloir grandir plus vite.»

INFLUENCE À RELATIVISE­R

Les séries télévisées adolescent­es peuvent-elles à ce point influer sur les représenta­tions du monde des futurs adultes? Dans les années 1990, la sociologue des médias Dominique Pasquier s’était penchée sur la question. Elle relevait notamment dans un article, «Les usages sociaux des séries collège», qu’au travers des séries les adolescent­s faisaient moins l’apprentiss­age des sentiments que des comporteme­nts physiques communémen­t acceptés pour séduire, manifester le désir, ou, plus tard, «l’être en couple».

«Mais elle montrait aussi que les ados parlaient de ce qu’ils avaient vu et utilisaien­t les personnage­s pour poser des questions du type «tiens, Hélène a eu peur de ça, qu’est-ce que t’en penses?» relève Sarah Sepulchre. «Ils apprennent vite ce qui est légitime ou pas. D’ailleurs, Hélène et les garçons avait raté son audience cible. Les ados avaient compris que c’était ringard et qu’il ne fallait pas s’y référer. Ils sont capables d’évaluer ce qu’ils regardent. Mais il est important que l’on fasse comprendre aux jeunes que les séries véhiculent des représenta­tions sociales relativeme­nt consensuel­les, car leur but reste de faire de l’auditorat.»

La force des normes véhiculées par ces fables adolescent­es est donc réelle, mais à relativise­r: n’oublions pas que, grâce à la masse de séries à dispositio­n, les adolescent­s ne se «nourrissen­t» pas uniquement de séries teen… tout comme les adultes ne visionnent pas que des programmes qui leur sont destinés. Sarah Sepulchre acquiesce: «J’ai visionné Sex Education, mon compagnon a suivi 13 Reasons

Why et nous ne sommes pas parents d’ados. Les séries ont la capacité d’avoir des publics différenci­és. Cependant, l’adulte que je suis ne regarde pas Sex Education de la même manière qu’un adolescent: c’est un divertisse­ment et j’ai dépassé les schémas amoureux qui y sont présentés. Du moins je l’espère!»

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(NETFLIX) «Sex Education», grand succès Netflix, ose enfin parler masturbati­on, problèmes érectiles ou consenteme­nt. Mais flirte aussi avec la caricature.

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