Du décadent au mystique, les facettes de Huysmans en Pléiade
La Pléiade célèbre en dix romans et nouvelles l’auteur décadent, une singularité des lettres françaises qui passa du naturalisme au symbolisme puis au mysticisme catholique. Belle occasion de relire cet évangile du dandysme qu’est «A rebours»
◗ Dans les années 1970, c’était une sorte de rite de passage pour les étudiants en lettres: lire A rebours (1884). Ce livre, adulé par Serge Gainsbourg, est un précis du dandysme. Et son héros, des Esseintes, le prototype des rock stars décadentes, à l’instar du reclus sublime joué par Mick Jagger dans
Performance ou, plus tard, de Michael Jackson, roi solitaire de son Neverland.
Aristocrate ayant dilapidé sa fortune en plaisirs raffinés, des Esseintes décide de se retirer de la société: «Son mépris pour l’humanité s’accrut; il comprit enfin que le monde est, en majeure partie, composé de sacripants et d’imbéciles.» A la suite de «la plus futile des mésaventures» (un problème d’érection), il donne un somptueux repas de deuil à dominante charbonneuse. Entre des margelles de basalte emplies d’encre, des «négresses nues, avec des mules et des bas en toile d’argent, semée de larmes» servent dans des assiettes bordées de noir des olives mûres de Turquie, du caviar, des poutargues de mulet, des boudins fumés, des sauces couleur de réglisse ou de cirage, des coulis de truffes et autres mets ténébreux…
TORTUE DORÉE
Au lendemain de ce balthazar fuligineux, des Esseintes, «abattu par l’hypocondrie, écrasé par le spleen», se retire à Fontenay dans une thébaïde qu’il arrange avec maniaquerie. La nature ayant «fait son temps», ayant «définitivement lassé par la dégoûtante uniformité de ses paysages et de ses ciels», l’esthète exaspéré établit la supériorité de l’artifice, cette «marque distinctive du génie de l’homme», sur la réalité. «Existe-t-il un être conçu dans les joies d’une fornication […] dont le type soit plus éblouissant […] que celui de ces deux locomotives adoptées sur la ligne du chemin de fer du Nord»? Il estime que la première des machines est une adorable blonde, la seconde «une monumentale et sombre brune aux cris sourds et rauques»…
Il fait tapisser ses murs et peindre ses lambris de teintes savamment choisies où l’indigo s’accorde avec l’orangé. Histoire de rehausser les lueurs argentées courant sur la trame des sombres tapis, il introduit une tortue dont la carapace plaquée d’or et sertie de pierres précieuses rutile dans la pénombre.
Des Esseintes trie ses livres précieux, crée des parfums, collectionne les plantes exotiques aux formes les plus improbables. Il soigne sa déprime auprès de son «orgue à bouche», l’ancêtre du
pianocktail de Vian, un alignement de fûts remplis de curaçao, de kummel, de raki et autres liqueurs qui, en un vertige synesthésique, font entendre le chant aigrelet et velouté de la clarinette ou l’assourdissant vacarme des tubas.
Parfois, il sort. A lui les grands espaces, Londres le voici! Son cocher le conduit à Paris. Il achète un guide touristique puis, pour se mettre dans le mood, dîne dans un pub de la rue Rivoli, descend quelques pintes d’ale et de porter et, tandis que la pluie bat le pavé, s’adonne à une rêverie dickensienne. Il laisse partir le dernier train et, toute soif d’exotisme étanchée, rentre à Fontenay.
«CRÉER UN GREDIN»
Rejoignant le Don Juan de Molière, grand seigneur méchant homme qui incite un pauvre à blasphémer contre une aumône, des Esseintes s’ingénie à «créer un gredin, un ennemi de plus pour cette hideuse société qui nous rançonne» en la personne d’un timide puceau auquel il offre un abonnement de trois mois au bordel, espérant que le sevrage brutal de la volupté charnelle le précipitera sur la pente du crime.
Joris-Karl Huysmans (1848-1907) n’est pas un grand romancier. A la progression dramatique, à l’épaisseur psychologique, il préfère l’inventaire et la dissertation. Les héros névrosés qu’il met en scène sont ses porte-parole: en butte à la médiocrité de leur temps, ces célibataires misanthropes et misogynes sont en quête d’absolu. Ses textes, d’une coruscante richesse lexicale, s’apparentent à la poésie en prose, telle que la pratiquait Baudelaire, une de ses idoles dont «la langue musculeuse et charnue […] possédait cette merveilleuse puissance de fixer avec une étrange santé d’expressions, les états morbides les plus fuyants, les plus tremblés, des esprits épuisés et des âmes tristes».
Issu d’une lignée de peintres flamands, Huysmans avait une vaste culture visuelle. Le critique d’art transparaît lorsque des Esseintes prononce un éloge vibrant de Salomé dansant et L’Apparition, deux peintures que Gustave Moreau consacre à la décollation de Jean-Baptiste. Sont décrits avec une profusion de détails, parfois fantasmatiques, la danse lascive de la tentatrice et son geste d’effroi quand la tête du saint lui apparaît. Salomé devient «la déité symbolique de l’indestructible Luxure, la déesse de l’immortelle Hystérie, la Beauté maudite […], la Bête monstrueuse, indifférente, irresponsable, insensible empoisonnant, de même que l’Hélène antique, tout ce qui l’approche, tout ce qu’elle voit, tout ce qu’elle touche».
VERS LA LUMIÈRE DIVINE
Le cheminement de Huysmans recouvre celui de la littérature du XIXe siècle. Ses premiers écrits se ressentent de l’influence du romantisme, une école qu’il ne cessera de vomir par la suite. Il se tourne vers le naturalisme, se lie d’amitié avec Emile Zola et participe aux Soirées
de Médan, recueil de nouvelles naturalistes. Le titre du premier texte que présente la Pléiade, Marthe, histoire d’une fille (1876), annonce la couleur. Le destin roule Marthe, quelque cousine de la Nana de Zola, «dans la boue des priapées». La voici, «vassale du premier venu, ouvrière en passions, déesse de barrière» à guider «tant de passants vers les Cythères»… Prostituée, hélas.
LITTÉRATURE TÉRÉBRANTE
Sac au dos, qui narre le quotidien d’un jeune conscrit atteint de dysenterie pendant la guerre de 1870, Les Soeurs Vatard et En
ménage creusent la veine naturaliste. Marqué par le pessimisme de Schopenhauer, A vau-l’eau suit les errances désargentées de Folantin, un fonctionnaire déclassé qui, selon les préfaciers, préfigure le Roquentin de La Nausée, de Sartre, et le héros de Soumission, de Houellebecq. Rompant avec le naturalisme, Huysmans souscrit au symbolisme avec cet abrégé de la déliquescence qu’est A rebours, puis se dirige vers la lumière divine.
Durtal, le héros de Là-bas travaille sur une biographie de Gilles de Rais, ce baron qui, à l’instar de des Esseintes, «veut des raffinements éperdus d’art, rêve de littérature térébrante et lointaine». Selon les principes que «du Mysticisme exalté au Satanisme exaspéré, il n’y a qu’un pas», le compagnon d’armes de Jeanne d’Arc a sombré sans les débauches les plus exubérantes, les plus sanglantes, les plus abominables enfin, violant et égorgeant les enfants par centaines. Fasciné par cette figure du mal, Durtal fait la connaissance d’une admiratrice, Mme Chantelouve, en compagnie de laquelle il approche les milieux de l’occultisme.
«Dire que ce siècle de positivistes et d’athées a tout renversé, sauf le Satanisme», s’exclame Durtal à la fin de Là-bas. Pour échapper à la fange de son siècle, il lui reste à rentrer dans les ordres. C’est en compagnie de ce pieux alter ego que Huysmans, converti au christianisme et habitué aux retraites monastiques, aborde dans En route (1895) sa dernière période, dite du «naturalisme spiritualiste». «Ah! Vivre, vivre à l’ombre des prières de l’humble Siméon, Seigneur!» conclut Durtal. Ainsi soit-il!
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«Le monde est, en majeure partie, composé de sacripants et d’imbéciles»