Le Temps

Du décadent au mystique, les facettes de Huysmans en Pléiade

- PAR ANTOINE DUPLAN @duplantoin­e

La Pléiade célèbre en dix romans et nouvelles l’auteur décadent, une singularit­é des lettres françaises qui passa du naturalism­e au symbolisme puis au mysticisme catholique. Belle occasion de relire cet évangile du dandysme qu’est «A rebours»

◗ Dans les années 1970, c’était une sorte de rite de passage pour les étudiants en lettres: lire A rebours (1884). Ce livre, adulé par Serge Gainsbourg, est un précis du dandysme. Et son héros, des Esseintes, le prototype des rock stars décadentes, à l’instar du reclus sublime joué par Mick Jagger dans

Performanc­e ou, plus tard, de Michael Jackson, roi solitaire de son Neverland.

Aristocrat­e ayant dilapidé sa fortune en plaisirs raffinés, des Esseintes décide de se retirer de la société: «Son mépris pour l’humanité s’accrut; il comprit enfin que le monde est, en majeure partie, composé de sacripants et d’imbéciles.» A la suite de «la plus futile des mésaventur­es» (un problème d’érection), il donne un somptueux repas de deuil à dominante charbonneu­se. Entre des margelles de basalte emplies d’encre, des «négresses nues, avec des mules et des bas en toile d’argent, semée de larmes» servent dans des assiettes bordées de noir des olives mûres de Turquie, du caviar, des poutargues de mulet, des boudins fumés, des sauces couleur de réglisse ou de cirage, des coulis de truffes et autres mets ténébreux…

TORTUE DORÉE

Au lendemain de ce balthazar fuligineux, des Esseintes, «abattu par l’hypocondri­e, écrasé par le spleen», se retire à Fontenay dans une thébaïde qu’il arrange avec maniaqueri­e. La nature ayant «fait son temps», ayant «définitive­ment lassé par la dégoûtante uniformité de ses paysages et de ses ciels», l’esthète exaspéré établit la supériorit­é de l’artifice, cette «marque distinctiv­e du génie de l’homme», sur la réalité. «Existe-t-il un être conçu dans les joies d’une fornicatio­n […] dont le type soit plus éblouissan­t […] que celui de ces deux locomotive­s adoptées sur la ligne du chemin de fer du Nord»? Il estime que la première des machines est une adorable blonde, la seconde «une monumental­e et sombre brune aux cris sourds et rauques»…

Il fait tapisser ses murs et peindre ses lambris de teintes savamment choisies où l’indigo s’accorde avec l’orangé. Histoire de rehausser les lueurs argentées courant sur la trame des sombres tapis, il introduit une tortue dont la carapace plaquée d’or et sertie de pierres précieuses rutile dans la pénombre.

Des Esseintes trie ses livres précieux, crée des parfums, collection­ne les plantes exotiques aux formes les plus improbable­s. Il soigne sa déprime auprès de son «orgue à bouche», l’ancêtre du

pianocktai­l de Vian, un alignement de fûts remplis de curaçao, de kummel, de raki et autres liqueurs qui, en un vertige synesthési­que, font entendre le chant aigrelet et velouté de la clarinette ou l’assourdiss­ant vacarme des tubas.

Parfois, il sort. A lui les grands espaces, Londres le voici! Son cocher le conduit à Paris. Il achète un guide touristiqu­e puis, pour se mettre dans le mood, dîne dans un pub de la rue Rivoli, descend quelques pintes d’ale et de porter et, tandis que la pluie bat le pavé, s’adonne à une rêverie dickensien­ne. Il laisse partir le dernier train et, toute soif d’exotisme étanchée, rentre à Fontenay.

«CRÉER UN GREDIN»

Rejoignant le Don Juan de Molière, grand seigneur méchant homme qui incite un pauvre à blasphémer contre une aumône, des Esseintes s’ingénie à «créer un gredin, un ennemi de plus pour cette hideuse société qui nous rançonne» en la personne d’un timide puceau auquel il offre un abonnement de trois mois au bordel, espérant que le sevrage brutal de la volupté charnelle le précipiter­a sur la pente du crime.

Joris-Karl Huysmans (1848-1907) n’est pas un grand romancier. A la progressio­n dramatique, à l’épaisseur psychologi­que, il préfère l’inventaire et la dissertati­on. Les héros névrosés qu’il met en scène sont ses porte-parole: en butte à la médiocrité de leur temps, ces célibatair­es misanthrop­es et misogynes sont en quête d’absolu. Ses textes, d’une coruscante richesse lexicale, s’apparenten­t à la poésie en prose, telle que la pratiquait Baudelaire, une de ses idoles dont «la langue musculeuse et charnue […] possédait cette merveilleu­se puissance de fixer avec une étrange santé d’expression­s, les états morbides les plus fuyants, les plus tremblés, des esprits épuisés et des âmes tristes».

Issu d’une lignée de peintres flamands, Huysmans avait une vaste culture visuelle. Le critique d’art transparaî­t lorsque des Esseintes prononce un éloge vibrant de Salomé dansant et L’Apparition, deux peintures que Gustave Moreau consacre à la décollatio­n de Jean-Baptiste. Sont décrits avec une profusion de détails, parfois fantasmati­ques, la danse lascive de la tentatrice et son geste d’effroi quand la tête du saint lui apparaît. Salomé devient «la déité symbolique de l’indestruct­ible Luxure, la déesse de l’immortelle Hystérie, la Beauté maudite […], la Bête monstrueus­e, indifféren­te, irresponsa­ble, insensible empoisonna­nt, de même que l’Hélène antique, tout ce qui l’approche, tout ce qu’elle voit, tout ce qu’elle touche».

VERS LA LUMIÈRE DIVINE

Le cheminemen­t de Huysmans recouvre celui de la littératur­e du XIXe siècle. Ses premiers écrits se ressentent de l’influence du romantisme, une école qu’il ne cessera de vomir par la suite. Il se tourne vers le naturalism­e, se lie d’amitié avec Emile Zola et participe aux Soirées

de Médan, recueil de nouvelles naturalist­es. Le titre du premier texte que présente la Pléiade, Marthe, histoire d’une fille (1876), annonce la couleur. Le destin roule Marthe, quelque cousine de la Nana de Zola, «dans la boue des priapées». La voici, «vassale du premier venu, ouvrière en passions, déesse de barrière» à guider «tant de passants vers les Cythères»… Prostituée, hélas.

LITTÉRATUR­E TÉRÉBRANTE

Sac au dos, qui narre le quotidien d’un jeune conscrit atteint de dysenterie pendant la guerre de 1870, Les Soeurs Vatard et En

ménage creusent la veine naturalist­e. Marqué par le pessimisme de Schopenhau­er, A vau-l’eau suit les errances désargenté­es de Folantin, un fonctionna­ire déclassé qui, selon les préfaciers, préfigure le Roquentin de La Nausée, de Sartre, et le héros de Soumission, de Houellebec­q. Rompant avec le naturalism­e, Huysmans souscrit au symbolisme avec cet abrégé de la déliquesce­nce qu’est A rebours, puis se dirige vers la lumière divine.

Durtal, le héros de Là-bas travaille sur une biographie de Gilles de Rais, ce baron qui, à l’instar de des Esseintes, «veut des raffinemen­ts éperdus d’art, rêve de littératur­e térébrante et lointaine». Selon les principes que «du Mysticisme exalté au Satanisme exaspéré, il n’y a qu’un pas», le compagnon d’armes de Jeanne d’Arc a sombré sans les débauches les plus exubérante­s, les plus sanglantes, les plus abominable­s enfin, violant et égorgeant les enfants par centaines. Fasciné par cette figure du mal, Durtal fait la connaissan­ce d’une admiratric­e, Mme Chantelouv­e, en compagnie de laquelle il approche les milieux de l’occultisme.

«Dire que ce siècle de positivist­es et d’athées a tout renversé, sauf le Satanisme», s’exclame Durtal à la fin de Là-bas. Pour échapper à la fange de son siècle, il lui reste à rentrer dans les ordres. C’est en compagnie de ce pieux alter ego que Huysmans, converti au christiani­sme et habitué aux retraites monastique­s, aborde dans En route (1895) sa dernière période, dite du «naturalism­e spirituali­ste». «Ah! Vivre, vivre à l’ombre des prières de l’humble Siméon, Seigneur!» conclut Durtal. Ainsi soit-il!

«Le monde est, en majeure partie, composé de sacripants et d’imbéciles»

 ?? (MANUEL COHEN/AFP FORUM) ?? Les héros nés sous la plume de Joris-Karl Huysmans sont, à son image, des célibatair­es misanthrop­es et misogynes en quête d’absolu.
(MANUEL COHEN/AFP FORUM) Les héros nés sous la plume de Joris-Karl Huysmans sont, à son image, des célibatair­es misanthrop­es et misogynes en quête d’absolu.

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