«Le devoir de protection est très genré»
La sociologue Claire Balleys s’est immiscée dans le quotidien de 15 familles romandes pendant un an pour identifier les différentes habitudes d’utilisation des écrans connectés
Ce qui frappe dans votre étude, c’est la grande variété des modes de gestion des écrans. Cela va d’une position laxiste au contrôle le plus strict… Au fil de mes entretiens, j’ai observé différents niveaux de contrôle en fonction de l’appartenance sociale. Les parents d’origine sociale modeste exercent une surveillance faible tandis que les enfants de cadres supérieurs sont plus surveillés car il y a la volonté d’avoir la maîtrise du temps libre de l’enfant. Dans certaines familles, on demande à l’enfant d’envoyer un message quand il est bien arrivé à son cours de natation ou à son entraînement de football. C’est un contrôle régulier et qui se veut bienveillant. Certains parents, et c’était une surprise, prennent le téléphone de leur progéniture pour consulter l’intégralité de son contenu. L’enfant n’est pas toujours informé avant la vérification. D’autres, minoritaires, vont plus loin en utilisant des applications de géolocalisation pour suivre les déplacements de leur enfant en continu.
Cette surveillance n’est-elle pas une atteinte à la vie privée? Une adolescente m’a raconté qu’un jour sa mère a parcouru discrètement les photos de son téléphone avant de lui demander pourquoi elle ne lui avait pas dit qu’elle était en couple. Elle a vécu cet épisode comme une violation de son autonomie affective. Sa mère a fini par regretter son acte. Dans le téléphone, on trouve les premières soirées entre amis, les premiers échanges amoureux. C’est le signe que les jeunes sont en lien, qu’ils se construisent en tant qu’adultes, hors du cadre familial. L’un d’entre eux comparait son appareil à «un petit musée de lui-même». La présence continue des parents freine l’acquisition de l’autonomie adolescente parce qu’elle reflète un manque de confiance. Les parents devraient accepter de ne pas tout savoir ni tout contrôler car bien grandir implique de se sentir digne de confiance.
Comment expliquer ce besoin de contrôle? Il y a un besoin de réassurance exacerbé. Beaucoup de mères ont transmis un sentiment de peur en entretien, mais il s’agit d’une peur diffuse, marquée par des remarques comme «on ne sait jamais» ou «on n’est à l’abri de rien». Le message transmis aux enfants est que la société, hors ligne et en ligne, est dangereuse. Les parents perçoivent ainsi le téléphone comme un mal nécessaire. Ils équipent leurs enfants pour avoir des nouvelles en continu tout en redoutant les effets néfastes de l’hyperconnexion et des contenus inappropriés. C’est un rapport paradoxal à ces outils, d’autant plus qu’ils ont du mal à limiter leur propre usage. La consommation excessive d’écrans n’est pas une problématique juvénile, c’est une forme de mépris générationnel que de penser l’inverse. Les pères interrogés sont d’ailleurs les plus grands consommateurs d’écrans, au point d’admettre qu’ils sont «un peu geeks», voire «hypergeeks».
Les mères de famille subissent, quant à elles, une «surcharge mentale»… Dans mon travail, il était important d’identifier les dynamiques de couple, s’il y avait plutôt des solidarités ou au contraire des reproches faits à l’autre. La mère de famille a le plus souvent la charge de s’inquiéter pour les enfants. Dans la plupart des familles, le père correspond ainsi au rôle traditionnel de chef de famille. C’est lui qui réalise, par exemple, le contrôle du téléphone pour rassurer sa compagne. Le devoir de protection est très genré. Il ne faut pas oublier que les écrans viennent se greffer à un contexte social.
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«La consommation excessive d’écrans n’est pas une problématique juvénile, c’est une forme de mépris générationnel que de penser l’inverse»