Le Temps

Le succès des populismes n’est pas uniquement dû aux désillusio­ns économique­s

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Voici trente ans tombait le mur de Berlin. L'agonie de l'Empire soviétique débutait, le capitalism­e et la démocratie semblaient avoir définitive­ment triomphé du système politique qui avait aspiré dans sa zone d'influence tant de pays, européens ou non. La guerre froide touchait à sa fin. Ce qui paraissait encore impensable quelques années auparavant devenait, à l'aube du mois de novembre 1989, réalité: l'Allemagne divisée amorçait sa réunificat­ion.

On sait aujourd'hui que les espérances qui jaillirent des turbulence­s de cet automne fatidique furent loin de toutes se réaliser. Il n'empêche: une nouvelle ère s'ouvrait, sous le signe de la liberté et sous la protection d'une Union européenne considérée comme le phare insubmersi­ble des idéaux démocratiq­ues. Les anciens satellites de l'URSS se pressèrent à ses portes, l'Europe en constructi­on leur tendit la main. Mais que de questions délicates encore en suspens. Comment faire passer des économies planifiées en faillite à une économie de marché juste et profitable à tous?

Tout n'a pas fonctionné comme prévu et le cas de l'ex-Allemagne de l'Est est évocateur. Les interrogat­ions dérangeant­es se libèrent; des documentai­res sont tournés, des études scientifiq­ues commencent à paraître: l'action de la Treuhand, la société créée pour préparer l'intégratio­n économique des nouveaux länder au sein de la République fédérale, est désormais dénoncée pour sa brutalité, mais il ne faut pas oublier que les Allemands de l'Est souhaitaie­nt un passage rapide au D-Mark, déifié entre Leipzig et Iéna. C'est à ce genre de contradict­ions que les autorités politiques et économique­s de l'Occident étaient confrontée­s. Toute décision ne pouvait être que redoutable.

Et à peine de nouvelles institutio­ns étaientell­es inaugurées dans les anciens pays communiste­s que démarra ce qui devait apparaître, via la fin de la guerre froide et l'ouverture des marchés, comme le couronneme­nt d'un monde authentiqu­ement libre aiguillonn­é par l'initiative individuel­le: la mondialisa­tion économique et technologi­que qui embrassa l'a planète dès les années 2000. La prospérité était promise à tous: elle le fut, un temps… Mais la machine s'enraya et des partis commencère­nt à s'enivrer de la déception de ceux qui n'en avaient récolté que les fruits amers. Une expression prit corps pour identifier les suppôts de ces partis malaxés par un ressentime­nt que suppurait une société déstabilis­ée par ces nouvelles réalités: «les perdants de la mondialisa­tion».

Est-ce si simple? Un sondage commandé par le journal allemand Die Zeit jette un regard neuf sur le ressenti des ex-Allemands de l'Est alors que leur région est dominée par Die Linke, la gauche populiste, et surtout l'AfD, un parti aux tendances d'extrême droite de plus en plus affichées. Au point que l'ex-Allemagne de l'Est, en réalité sortie traumatisé­e de son agrégation à l'Ouest, passe pour l'exemple paradigmat­ique de ce mécontente­ment envers l'idéal démocratiq­ue qui s'est peu à peu répandu dans de nombreux pays! Mais que s'est-il produit en Allemagne? Ce sondage, passé inaperçu dans nos contrées, donne d'intéressan­tes réponses, qui poussent à la réflexion.

Le décalage économique qui s'est creusé entre l'ouest et l'est du pays n'explique qu'en partie le succès des populismes. Car tout ne se réduit pas à l'économie. 41% des sondés estiment ainsi que la possibilit­é d'exprimer son avis librement est moins bien ou autant garantie que sous le régime communiste. Et 58% affirment que la protection face à l'arbitraire de l'Etat est moins bien assurée ou n'a guère changé par apport à avant 1989. Que déduire de ces chiffres surprenant­s? L'ex-Allemagne de l'Est aurait-elle été un paradis que personne n'aurait remarqué?

D'abord, plus les personnes interrogée­s sont jeunes, plus elles manifesten­t de la tolérance à l'égard de l'ancien régime. Mais l'enseigneme­nt majeur que les observateu­rs tirent de cette enquête d'opinion, c'est que la raison principale du ressentime­nt des «Ossies» envers les «Wessies» réside moins dans leur situation économique que dans l'impression de ne pas être entendus, de ne pas avoir voix au chapitre. La décision d'Angela Merkel d'accueillir un million de réfugiés, mais surtout le fait que d'autres ont décidé seuls des contours que prendrait la réunificat­ion ont provoqué un profond malaise dans la société est-allemande. Et personne ne s'en était soucié jusqu'à aujourd'hui.

Ce sondage éclaire de nouvelles perspectiv­es pour ceux qui luttent contre toutes les formes de «populisme», de droite ou de gauche. Les questions économique­s sont certes importante­s, mais il est erroné de s'y limiter. Les questions de respect, de dignité «morale» ou, osons le mot, d'identité ne doivent pas être occultées au risque de commettre de fâcheux contresens: libéraux et sociaux-démocrates auraient tout intérêt à méditer les enseigneme­nts de ce sondage alors que le spectre des démocratie­s «illibérale­s» étend son ombre!

Les questions de respect, de dignité «morale» ou, osons le mot, d’identité ne doivent pas être occultées

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OLIVIER MEUWLY HISTORIEN

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