Le Temps

Rencontre

SCÈNES Troupe à demeure, spectacles joués un mois au minimum: à la tête du Poche à Genève, Mathieu Bertholet dessine une façon de travailler unique en Suisse romande. Profession de foi à l’orée de la nouvelle saison

- PROPOS RECUEILLIS PAR ALEXANDRE DEMIDOFF @alexandred­mdff Rens. https://poche---gve.ch

Ethiques et écologique­s, les visions théâtrales de Mathieu Bertholet

Changer le monde. Son petit théâtre du moins. Dans sa hune, au coeur de la Vieille-Ville à Genève, Mathieu Bertholet a des ambitions qui le distinguen­t. Depuis quatre ans qu’il dirige le Poche, frégate conçue pour une centaine de passagers, l’auteur né en Valais, marqué par ses études de théâtre à Berlin, brise la vague des modes.

C’est son côté «Pirates des Caraïbes». Voyez d’ailleurs sa carrure, sa moustache de hauban, sa rouerie façon Johnny Depp: un flibustier. Quand on lui souffle cette analogie, il sourcille. Ses références sont plus philosophi­ques. Son chien, avec lequel on peut le voir courir au bord du lac, ne s’appelle-t-il pas Nietzsche?

Corsaire, Mathieu Bertholet l’est pourtant quand il fait voeu de ne servir que des écrivains d’aujourd’hui, inconnus dans nos parages. Il l’est encore quand il crée un ensemble de comédiens, son équipage, qui travaille tout au long de l’année sur les textes à l’affiche. Il l’est enfin, quand il place sa nouvelle saison sous le signe de la durée: il ne veut plus de ces spectacles fugaces comme la méduse, trois petits tours et puis s’en va.

Vous n’aurez donc aucune excuse si vous ne goûtez pas à Viande en boîte de l’Autrichien Ferdinand Schmalz, à Trop courte des jambes de Katja Brunner, à Fräulein Agnès du phénomène Rebekka Kricheldor­f. Chacune de ces production­s automnales se jouera entre un et deux mois.

De ce petit théâtre qui voit grand, on dira donc que c’est un alambic où l’écriture, le jeu, la pensée fermentent en utopie. Une île au fond, comme le qualifie Julie Gilbert, la dramaturge de saison.

Vous êtes le seul directeur de théâtre romand à avoir institué au long cours un ensemble d’acteurs. Quels sont les avantages de la formule? Le Poche est un lieu idéal pour dessiner une façon de produire plus éthique et plus écologique. Les acteurs sur le marché sont condamnés à séduire leurs potentiels employeurs, plutôt que de développer une recherche artistique. Nous mettons ceux que nous engageons – onze cette saison! – à l’abri de cela. Une petite troupe à demeure permet aussi de jouer un à deux mois un spectacle, en alternance avec un autre. Il est aberrant, voire scandaleux, de ne présenter un spectacle que quelques jours.

Pourquoi? Mais parce qu’il est irresponsa­ble d’augmenter sans cesse le nombre de pièces à l’affiche d’une maison et d’abréger les séries de représenta­tions. Les comédiens n’ont pas le temps d’approfondi­r leurs rôles, le public n’a pas celui de découvrir une production. On compense par de grandes tournées, mais ce modèle est-il encore pertinent à l’heure où il s’agit de réduire notre empreinte carbone? Bref, cette surchauffe est néfaste. La «festivalis­ation» des saisons nous conduit dans le mur.

Votre pratique se veut donc exemplaire? Je veille en tout cas à ce que les artistes aient les moyens dont ils ont besoin, ce qui n’est pas toujours le cas ailleurs. Dans la même logique, nous proposons systématiq­uement aux comédiens des contrats de longue durée, trois mois au minimum. Et nous tendons, évidemment, à ce qu’il y ait autant de femmes que d’hommes qui jouent.

Prônez-vous l’égalité salariale? Entre hommes et femmes, oui. Les contrats tournent souvent autour de 5000 francs brut mensuels, soit un peu au-dessus du minimum syndical de 4700 francs qui prévaut dans la profession en Suisse romande. Vous noterez qu’en Suisse alémanique, il est de 3800 francs. Cela pose une question de fond: vaut-il mieux être enrôlé tout au long de l’année dans une troupe pour 3800 francs ou travailler au coup par coup pour 4700 francs, tout en étant huit mois au chômage?

La Suisse romande s’enorgueill­it d’une haute école des arts de la scène, la Manufactur­e à Lausanne. Sort-elle trop de comédiens? Dix acteurs en moyenne par an, dans une région de 1,5 million d’habitants, c’est beaucoup, voire trop, si vous comparez avec la Suisse alémanique où l’équivalent de la Manufactur­e lance, annuelleme­nt, une vingtaine d’acteurs pour un bassin de population de 6 millions. Il faudrait obliger les théâtres à engager ces jeunes que nous formons et cela passe notamment par l’instaurati­on d’ensembles. Il ne suffit pas de mettre en place des écoles, il faut être conséquent.

A l’affiche brille d’un éclat particulie­r «La Pièce parfaite», qui sera montée par Yvan Rihs en avril. De quoi s’agit-il? Les auteurs programmés, choisis par notre comité de lecture, se demandent tous, sur un mode caustique parfois, comment insuffler de l’espoir au spectateur pour qu’il ait le désir de soulever le monde. Vaste programme! Avec La Pièce parfaite, nous nous sommes lancés dans un processus passionnan­t de consultati­on du public. Nous l’interrogeo­ns via internet sur ce qu’il rêverait de voir jouer: quelque 300 personnes ont déjà répondu. Parallèlem­ent, nous avons constitué un groupe de spectateur­s, dont certains ne vont jamais au théâtre, qui doivent définir les contours du futur texte. Qui en sera l’auteur? Il sera choisi en novembre par le Labo, groupe de 12 personnes qui rédigera la commande sur les bases de la consultati­on.

Quel est l’enjeu d’un tel processus?Dialoguer sur un mode unique avec le public. Au terme de la démarche, on réalisera peut-être que La Pièce parfaite est un ratage absolu, que les voeux du public sont si divers qu’on ne peut les synthétise­r en une oeuvre.

Diriger un théâtre ne vous laisse pas le temps d’écrire. N’est-ce pas lâcher la proie pour l’ombre, fût-elle captivante? Quand j’écris une pièce, je formule aussi un système. C’est ce que je fais quand je conçois une saison: j’adore m’interroger sur nos structures de pensée et de production. Tant que le plaisir est là, je ne vois pas pourquoi j’arrêterai.

 ?? (NICOLAS RIGHETTI/ LUNDI13 POUR LE TEMPS) ?? Mathieu Bertholet: «Il est irresponsa­ble d’augmenter sans cesse le nombre de pièces à l’affiche d’une maison et d’abréger les séries de représenta­tions.»
(NICOLAS RIGHETTI/ LUNDI13 POUR LE TEMPS) Mathieu Bertholet: «Il est irresponsa­ble d’augmenter sans cesse le nombre de pièces à l’affiche d’une maison et d’abréger les séries de représenta­tions.»

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