La flamme de Teodor Currentzis
Avec son «Don Giovanni» en clôture du Festival de Lucerne, le chef gréco-russe a transcendé Mozart et incendié le KKL
Jusqu’au bout. Teodor Currentzis aura maintenu la tension jusqu’au bout. En supprimant le finale de Don Giovanni, comme dans la très rarement donnée version de Vienne, le chef a saisi les spectateurs du KKL. Certains ont quitté la salle, redoutant de trop longs rappels.
C’était compter sans le génial joueur, dont on attendait implicitement un tel geste. Au deuxième retour, après un temps longuement pesé, le démiurge donne la parole au Commandeur, désigné comme porte-parole musical.
Finalement, place au finale! Car, si la pièce peut idéalement se passer de sa conclusion théâtrale moralisante, on ne saurait se priver d’une telle musique. Voilà pourquoi il ne peut en être autrement. Conclusion en deux étapes donc. Afin de redonner tout son sens à cette fin déroutante que Mozart supprima à Vienne, sept mois après la création praguoise de 1787, pour mieux rendre l’esprit tragique et amoral de l’oeuvre. Mais le conservatisme avait alors eu raison de l’audace du compositeur. Retour rapide à la bienséance, qui perdure depuis des siècles.
La primauté à la musique
Rares sont ceux qui, depuis, osent enfreindre les lois. Teodor Currentzis est bien sûr de ceux-là. Mais de façon éclairante. Dans cette issue à retardement, le chef désigne son choix délibéré de terminer sur la mort du dissoluto punito. Mais il concède la primauté à la musique. Ambivalence et liberté: quelle meilleure traduction de l’esprit mozartien?
La salle, debout dans une immense ovation, a reçu la proposition sans réserve. Après la tempête musicale déchaînée par l’ensemble et le choeur MusicAeterna, la totale fusion avec les solistes de ce Don Giovanni incendiaire illumine encore les esprits… La trilogie Da Ponte, déjà immortalisée sur un disque, ainsi qu’un complément d’airs où Cecilia Bartoli fut impériale la veille (lire ci-contre), ont brillamment conclu le festival. Et rappelé quel rendez-vous exceptionnel Lucerne demeure depuis 1938.
Cette exceptionnalité, Teodor Currentzis la porte comme personne. Parce qu’il ose tous les tempi, toutes les couleurs, tous les excès de nuances et d’allure, toutes les postures, toutes les interprétations du texte. En ascète illuminé comme en meneur de troupe fougueux.
Ses musiciens jouent debout, signe d’un engagement absolu. En version de concert, le chef les entraîne dans la mise en espace de façon naturelle et ludique, sans que leur jeu soit affaibli, mais enrichi et renforcé.
Voilà la marque des grands. Rénover, revivifier, réenchanter et étonner à chaque note, à chaque silence. Voilà ce qui s’est passé ce week-end, avec des chanteurs en lévitation, au sommet desquels la soprano Nadezhda Pavlova s’inscrit en tragédienne d’une rare finesse, malgré des lignes de chant parfois mouvantes.
Haute voltige
La lumière de sa voix aux aigus filés de haute voltige nourrit une puissance d’incarnation corporelle, mentale et musicale à la fois hypersensible. Sa Donna Anna vibrante compose, avec le Leporello vif au timbre caramélisé d’une rare séduction de Kyle Ketelsen (qu’on se réjouit de retrouver à Genève en saint François d’Assise!), un duo d’exception.
Christina Gansch a le pouvoir de rivaliser avec eux. Sa Zerlina intense et sensuelle, à la formidable ligne vocale, offre beaucoup d’éclat à la distribution où le Commandeur de bronze de Robert Lloyd impose encore solidement son chant.
On aurait probablement préféré un Don Giovanni plus remarquable chanteur que conteur (Dimitris Tiliakos à la voix un rien discrète), une Elvire aux contours plus aiguisés (Federica Lombardi plus maternelle qu’épouse éconduite), un Don Ottavio moins raide (Kenneth Tarver au timbre clair mais trop serré) et un Masetto plus léger (Ruben Drole puissant aux tonalités sombres et à l’organe à peine engorgé).
Mais avec la lecture décapée jusqu’à l’os de Teodor Currentzis, qui fouette la partition comme un dresseur magnifique et tire de l’ouvrage une sève brûlante, on ne peut que capituler devant tant de ferveur et de bouleversements.
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Il ose tous les tempi, toutes les couleurs, tous les excès de nuances et d’allure. En ascète illuminé comme en meneur de troupe fougueux