Le Temps

Le sport de haut niveau face au «pourquoi»

Dans un milieu où il est interdit de montrer ses failles, les cas de saturation, voire de dépression, se sont accrus sur la Grande Boucle, à l’image de l’Australien Rohan Dennis

- LIONEL PITTET @lionel_pittet

Dimanche se terminera à Paris l’une des plus belles éditions du Tour de France de ces dernières années. A trois étapes de son épilogue, ils sont encore au moins cinq à rêver du maillot jaune. D’autres en sont à chasser leur humeur noire.

Peter Kennaugh et Marcel Kittel n’ont même pas pris le départ de la Grande Boucle. Rohan Dennis n’était pas blessé mais a dit stop lors de la douzième étape. D’autres luttent dans le peloton en même temps qu’avec leurs démons intérieurs. Le sujet est tabou, mais le cyclisme profession­nel serait une machine à fabriquer des burn-out.

La petite reine n’est pas la seule à faire danser ses champions sur un fil. La skieuse Lindsey Vonn a traîné une dépression pendant des années. Le boxeur Tyson Fury a plongé dans la cocaïne pour surmonter son mal-être. Novak Djokovic a mis des mois avant de balayer un profond coup de blues. Et il ne s’agit là que de cas qui concernent des athlètes au sommet.

Le burn-out résulte souvent d’une perte de sens, d’un «à quoi bon?» qui taraude les méninges au quotidien. Vu d’un call center, d’un chantier ou d’une usine, il doit paraître inconcevab­le qu’un sportif puisse en souffrir alors qu’il a la chance de vivre de sa passion. Mais, en réalité, que les journées s’écoulent (lentement) en remplissan­t des tableaux Excel que personne ne lira ou en avalant des kilomètres d’entraîneme­nt qui ne débouchero­nt peutêtre pas sur un quart d’heure de gloire ne change rien à l’affaire.

Les sportifs profession­nels sont soumis à une pression énorme, à une concurrenc­e extrême, parfois à une grande solitude sur le plan privé doublée de sollicitat­ions insistante­s pour leur personnage public. Il y a aussi la perspectiv­e menaçante de se retrouver les mains vides peu après la trentaine si ce n’est avant (en cas de blessure). C’est une carrière qu’ils ont choisie, qu’ils ont fantasmée. Mais elle a aussi ses vices, et elle ne les révèle qu’à ceux qui l’embrassent.

Avec préparateu­rs physiques, coachs mentaux, analystes et entraîneur­s, le sport de haut niveau sait aujourd’hui «comment» construire une performanc­e. Encore faut-il que l’athlète, qui doit insuffler son âme à la mécanique, ne perde pas de vue «pourquoi» il le fait.

Le cyclisme profession­nel serait une machine à fabriquer des burn-out

Un cycliste a disparu du Tour de France, et personne n'a compris pourquoi. L'Australien Rohan Dennis a mis pied à terre au 93e kilomètre de la douzième étape entre Toulouse et Bagnères-de-Bigorre (Hautes-Pyrénées), jeudi 18 juillet, alors qu'il était en forme, qu'il n'avait pas chuté, et que se profilait, le lendemain à Pau, un contre-la-montre qu'il avait des chances de remporter, lui, le champion du monde de la discipline. Un abandon rarissime, et bien mystérieux.

Les jours ont passé, sans qu'émerge d'explicatio­n plus claire que celle du coureur le soir même: «Je suis très déçu de quitter la course, mais étant donné mon sentiment actuel, c'était la bonne décision.» «C'est une situation très compliquée et très sensible, il n'y a pas qu'une raison, il s'agit plutôt d'une accumulati­on de choses, précisait un dirigeant de son équipe, Bahrain-Merida, le lendemain. J'ai passé du temps avec Rohan hier soir, il souhaite avant tout se retrouver et se remettre.»

En début d'année, le coureur de 29 ans avait livré, dans une interview au podcast Stanley Street Social, ce qui pourrait ressembler à un début d'explicatio­n: «Je me demande parfois: «Mais qu'est-ce que je suis en train de faire?» En 2018, je crois que je me suis dit une demi-douzaine de fois: «Je pourrais tout laisser tomber maintenant.» En janvier dernier, je n'avais plus envie de remonter sur mon vélo, j'étais lassé de ce sport.»

Sujet tabou

Peter Kennaugh et Marcel Kittel, eux, n'ont même pas donné un coup de pédale sur ce Tour. Ils avaient remisé leur cuissard quelques mois avant. En avril pour le Britanniqu­e, coéquipier de Chris Froome chez Sky lors des Tours victorieux de 2013 et 2015, qui avait alors écrit: «Après des années à lutter, sur le vélo et à côté, je veux redécouvri­r le bonheur, la motivation et l'enthousias­me dans ma vie de tous les jours.» Quant au sprinteur allemand, vainqueur de quatorze étapes sur le Tour, il a pris sa décision en mai: «Ces deux derniers mois, j'ai eu la sensation d'être épuisé. J'ai décidé de faire une pause et de prendre du temps pour moi.»

Présent sur le Tour pour la télévision allemande, Kittel s'est dit «heureux» d'avoir pris du recul: «C'était important pour moi de respirer un peu.» Kennaugh, qui suit la course comme consultant pour une chaîne britanniqu­e, a jugé qu'il était trop tôt pour évoquer le sujet: «Je suis toujours en train d'essayer de comprendre ce qui m'est arrivé.»

Le cyclisme, fabrique de burn-out? On peut estimer qu'il n'y a pas de raison que le syndrome d'épuisement profession­nel épargne des gens qui roulent entre 30000 et 40000 kilomètres par an sur un vélo, et passent les deux tiers de l'année loin de chez eux, à l'entraîneme­nt ou en course. Les cas médiatique­s évoqués ci-dessus ne sont que la partie émergée d'un iceberg dont il est difficile de mesurer l'ampleur, tant le sujet est tabou dans le peloton.

«Je pense qu'il y a plus de cas comme ceux-là. Ces dernières années, il y a une recrudesce­nce de coureurs qui sont tombés dans une forme de dépression», raconte Guillaume Martin, grimpeur de l'équipe Wanty-Gobert, et chroniqueu­r pour Le Monde. Jean-Jacques Menuet, médecin de la formation Arkéa-Samsic, vingt-cinq ans d'expérience dans le milieu: «Chaque saison, un ou deux coureurs sont concernés par un épisode de burn-out au sein de chaque équipe.»

Recherche d’équilibre

Ces derniers temps, l'essoreuse a éjecté du circuit un nombre certain de coureurs. Certains sont revenus, comme l'Allemand Lennard Kämna, 22 ans, qui dispute son premier Tour de France après avoir fait une pause pour «prendre le temps de reconsidér­er [sa] situation d'athlète». D'autres ont laissé leur vélo de course au garage pour de bon. En 2015, le prometteur Australien Campbell Flakemore, 23 ans, avait tout arrêté au bout d'un an chez les pros, refroidi par les sacrifices d'une vie qui ne le rendait «pas heureux». «C'est avant tout un milieu de souffrance, résume Jean-Jacques Menuet. Est-ce qu'un coureur est prêt à ne sourire que trois jours pendant la saison et à pleurer 90 jours?»

En 2017, l'Américain Adrien Costa, 20 ans, avenir doré programmé dans le milieu, renonçait: «Depuis que j'ai arrêté, j'ai saisi à quel point le vélo prenait une place démesurée chez moi. J'ai compris que je devais m'appuyer sur d'autres choses pour avoir une vie globalemen­t plus équilibrée et plus heureuse.»

«Plus que la pression, c'est le fait que le cyclisme est quelque chose d'extrême, explique Guillaume Martin. Et quand on va dans un extrême, quel qu'il soit, il y a le risque de toucher ses limites, de vouloir les dépasser, et donc de tomber dans ce qui peut être la dépression.»

Les dérives d’un cyclisme scientifiq­ue

Kelly Catlin ne s'en est jamais relevée. Etudiante, musicienne et cycliste (sur route et sur piste) brillante, l'Américaine, triple championne du monde de poursuite par équipes, s'est suicidée en mars, à 23 ans. Mark Catlin estime que l'attitude jusqu'au-boutiste de sa fille, qui a, par exemple, continué de s'entraîner malgré des blessures graves, peut en partie expliquer son geste.

Les sources de stress sont multiples. Aux vedettes grassement payées, la pression du résultat qui tarde à arriver. Aux champions déclinants, la détresse face à la performanc­e qui se fait plus rare. Aux sans-grades, la précarité d'un métier où l'on n'a qu'un ou deux ans de contrat devant soi. Aux néo-profession­nels, la perte de repères, de succès et de considérat­ion alors qu'on était un cador en juniors et en amateurs. Tout ça, dans un univers où il est interdit de montrer ses failles.

L'avènement d'un cyclisme plus scientifiq­ue et moins chaleureux joue également, selon Yoann Offredo, coéquipier de Guillaume Martin et lanterne rouge du Tour: «Maintenant, tu t'entraînes avec un capteur de puissance qui enregistre ta cadence de pédalage, ton rythme cardiaque, tes watts, etc. Les mecs pèsent leurs carbohydra­tes [glucides] et leurs lipides, ils font des stages d'un mois en altitude en Sierra Nevada où il y a que dalle, même pas le wi-fi, ils dorment dans des tentes hypoxiques, on dirait des mecs en phase terminale d'un cancer. Et pendant ce temps, tu loupes les premiers pas de ton gamin. Si c'est pour améliorer la performanc­e, très bien. Mais l'équilibre, et le bonheur?»

«Question de vie ou de mort»

«Certains ont un sentiment de perte de sens, dit Guillaume Martin. Quand on est dans le truc, on a l'impression que gagner une étape sur le Tour de France, c'est une question de vie ou de mort. Au bout du compte, si on remet les choses en perspectiv­e, on peut se dire: «A quoi bon?» «Beaucoup de coureurs, même parmi l'élite, sont mal dans leur peau, poursuit Yoann Offredo, qui l'est parfois lui-même. J'en connais, y compris dans le top 20 mondial, qui sont obligés de prendre des somnifères pour dormir, mais aussi des trucs type Prozac.»

La majorité du peloton s'accommode volontiers de la dureté du métier, mais «plein de coureurs sont sur un fil, confirme Guillaume Martin. Certains sont à la limite de l'alcoolisme, certains ont besoin de plein de caféine le matin pour se réveiller, sans parler de choses un peu plus fortes – qui ne sont pas faites pour améliorer les performanc­es.» Le snus, par exemple, tabac à chiquer qu'on se met sous la lèvre, et qui met dans un état de bien-être somnolent. «Beaucoup prennent ça après l'étape.»

On pourrait supposer que ceux qui arrivent jusque sur le Tour de France sont suffisamme­nt costauds pour résister à tout ça: «Non, je pense que la fragilité est inhérente au haut niveau, rétorque JeanJacque­s Menuet. Comme un chanteur, un acteur, un peintre, ils ne sont pas si solides que ça, mais la fragilité émotionnel­le est une des clés de la réussite. Une autre: il ne faut surtout pas être à 100% dans le vélo. Avoir d'autres passions vous met à l'abri de péter un câble.»

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(CHRISTOPHE ENA/AP) Pour nombre de cyclistes de haut niveau, le jeu n’en vaut plus la chandelle...

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