Le Temps

«Il s’est passé un truc dimanche…»

- PAR MARC ROSSET, ANCIEN JOUEUR DE TENNIS

Cela fait trois jours maintenant et je ne m’en remets toujours pas. Dimanche soir, j’étais hagard; lundi, j’attendais de sortir d’un mauvais rêve. Depuis mardi, je ne suis plus dans le déni. J’accepte qu’il ait perdu (mais j’espère quand même que quelqu’un viendra me taper sur l’épaule pour me réveiller). La défaite de Federer en finale de Wimbledon m’a touché comme peu d’événements sportifs, et pourtant j’en bouffe! Je crois que je la classe dans le top 5 de mes plus grandes émotions de sport, positives comme négatives, vécues comme joueur, commentate­ur ou spectateur, et je mets mon titre olympique dans le lot.

Depuis que je suis rentré à Genève, je m’aperçois que beaucoup de gens sont comme moi et restent très marqués par ce dénouement. Tout le monde a été happé émotionnel­lement par cette finale. Tout le monde voulait tellement qu’il gagne, qu’il y arrive, qu’il fasse ce que l’on pensait impossible: battre à la suite Nadal et Djokovic. Et lui démontre que c’est possible mais échoue à un point près… C’est dur. Le sport de haut niveau est souvent cruel parce qu’il se moque du happy end. Ça m’a rappelé quand j’étais gosse les films où le héros mourait à la fin, Alain Delon était un spécialist­e du genre et je détestais, ça me rendait malade. Là, c’était le même sentiment d’injustice.

Il se connaît parfaiteme­nt

Il s’est passé un truc dimanche qui, je pense, restera dans notre mémoire collective. Après y avoir pas mal réfléchi, j’ajoute même: qui restera peut-être plus que s’il avait gagné. S’il avait gagné, nous aurions été très heureux qu’il remporte un 21e titre du Grand Chelem, mais l’aurions-nous aimé davantage? Or héroïque et battu, l’empathie s’ajoute à l’admiration. Nous avons envie de le réconforte­r, de le consoler, de le prendre dans nos bras, de lui dire qu’on l’aime.

Pour lui, la déception doit être immense. Roger a tout fait juste, sur ce match et ce printemps dans sa préparatio­n. Le fait d’avoir joué sur terre battue l’a énormément aidé à tenir le choc en fond de court. Il est arrivé en parfaite condition, a joué juste le nombre de tournois qu’il fallait, ce qui prouve une fois de plus qu’il se connaît parfaiteme­nt.

Contre Nadal puis contre Djokovic, il a été très bon, mais j’ai trouvé qu’il avait quelque chose en plus que d’habitude. Je ne l’ai jamais vu autant dans sa bulle, aussi déterminé. Franchemen­t, je ne crois pas qu’il pouvait faire plus en termes de qualité tennistiqu­e, de courage, de résilience. Et même physiqueme­nt: à 38 ans, il était meilleur dans le cinquième set que Djokovic, qu’il a globalemen­t dominé.

Quand on perd, il y a toujours des choses que l’on regrette. Sur sa deuxième balle de match, Djokovic fait retour bloqué, donc si Roger avait suivi son service, la volée était tranquille. Mais après coup, c’est facile à dire. J’entends aussi la polémique sur les trois tie-breaks perdus et le rappel des 12 balles de break manquées à Melbourne en janvier contre Tsitsipas. On ne peut pas demander à Federer, qui a un jeu fait d’attaques et d’initiative­s, de soudaineme­nt jouer les points importants comme Nadal et Djokovic et de ne plus prendre le moindre risque. Rater plus souvent fait donc partie de sa panoplie, il faut l’accepter.

Comme il ne joue plus que pour ces grands tournois, il a sans doute une pression supplément­aire sur les épaules dans les moments décisifs. Mais honnêtemen­t, je suis persuadé que le bras de Djokovic a également tremblé durant cette finale.

Roger Federer doit être immensémen­t fier de ce qu’il a accompli. Je le redis: il a dominé dans le jeu pendant cinq heures le numéro un mondial, de cinq ans son cadet; il a tenu tête au meilleur athlète du circuit, à 38 ans, à 12-12 dans le cinquième set. Il n’a aucune raison de ne pas croire qu’il peut encore gagner. Bien sûr, cela restera compliqué, et il faudra toujours compter sur un petit facteur chance mais, question tennis, il est au niveau.

On verra dans trois ou quatre ans, quand ils auront tous arrêté, lequel comptera le plus grand nombre de titres du Grand Chelem. Chacun aura son opinion, certains ne verront que les chiffres, mais pour moi, quoi qu’il arrive, Roger restera au-dessus. Parce que désigner le plus grand joueur de l’histoire du tennis ne peut pas se résumer au palmarès. Cela doit prendre en compte aussi l’impact sur l’époque, l’influence sur le jeu, l’effet sur le public et les médias. John McEnroe a gagné moins de majeurs qu’Ivan Lendl, pourtant son influence sur le tennis est incomparab­le. Et Borg? Il n’en a gagné «que» 11, six joueurs ont fait mieux, mais pu…, ça reste Borg!

Si le tennis est si populaire aujourd’hui, si le jeu est si compétitif, les droits télé aussi colossaux, le prize money aussi élevé, Roger Federer y est pour beaucoup. Il n’est pas le seul, mais le principal. ■

Comme Roger Federer ne joue plus que pour ces grands tournois, il a sans doute une pression supplément­aire sur les épaules dans les moments décisifs

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