«La favorite», spectacle somptueux, cruel et baroque à la cour d’Angleterre
Dans l’Angleterre du XVIIIe siècle, deux femmes se disputent les faveurs de la reine Anne. Film en costumes, «La favorite» se pose en grand spectacle somptueux, cruel et baroque
En 1708, Abigail Hill se présente toute crottée à la cour d’Angleterre. Avant d’avoir été poussée hors d’une calèche dans un champ de boue mêlée de déjections humaines, la jeune femme avait dégringolé l’échelle sociale: son père a perdu au jeu sa fortune, son rang et l’honneur de sa fille. En quête de travail, elle a une lettre d’introduction pour sa cousine Sarah Churchill, duchesse de Marlborough. Celle-ci accueille avec hauteur la souillon. Elle l’envoie récurer les cuisines.
Abigail est blonde, délicate avec des allures de tendre biche effarouchée. Il faut se méfier des apparences. Elle est animée par un âpre désir de revanche sociale et amputée de tout sentimentalisme. Elle a pour but de s’attirer les bonnes grâces de la reine Anne, quitte à évincer Sarah, la favorite de la souveraine, sa confidente et plus encore. Elle se fait remarquer en soignant les jambes d’Anne, boursouflées par la goutte, avec un cataplasme de sa fabrication. Cette intervention clandestine lui vaut une volée de coups de verge ordonnée par Sarah; le châtiment est suspendu avant terme par la reine soulagée de ses douleurs. Entre les deux cousines commence une lutte sans merci pour le titre de favorite. Compositeurs baroques
Le cinéma anglais a le chic pour les films en costumes. Et la monarchie y tient une place prépondérante comme en témoignent, entre autres, La folie du roi George, de Nicholas Hytner, le flamboyant diptyque consacré par Shekhar Kapur à Elisabeth Ire (incarnée par la divine Cate Blanchett), Victoria & Abdul de Stephen Frears, les séries The Crown (le règne d’Elisabeth), Les Tudors (le règne d’Henri VIII, dit BarbeBleue) et Victoria, sans oublier Mary Queen of Scots, de Josie Rourke, avec Saoirse Ronan (sortie le 27 février)…
La favorite s’inscrit dans cette tradition haute en couleur régalienne et en noirceurs shakespeariennes avec une nuance toutefois: la tapenade remplace la marmelade sur les toasts du tea time, car c’est un réalisateur grec qui est aux commandes. Yorgos Lanthimos propage son pessimisme sarcastique dans des films à dominante fantastique. The Lobster (Prix du Jury à Cannes en 2015) lui vaut une renommée internationale. Cette parabole imagine un régime fasciste marital: les déviants que sont les Solitaires (libertins, célibataires, veufs…) ont 45 jours pour trouver l’âme soeur, sinon on les transforme dans l’animal de leur choix. Suit Mise à mort du cerf sacré, qui confronte un adolescent vindicatif à une famille bourgeoise et déplaît par sa morgue.
Yorgos Lanthimos a pour petit défaut de pousser le formalisme à l’extrême. La favorite se ressent de cette griserie stylistique, que caractérisent entre autres des excès de grand-angle susceptibles de plier à angle droit une galerie rectiligne! Sinon, la démonstration est brillante. Orchestré par la crème des compositeurs baroques (Purcell, Bach, Haendel…), le film brasse langage contemporain et expressions anciennes pour porter un regard contemporain sur le XVIIIe. Le cinéaste extrapole forcément, mais en se basant sur des personnages et des faits historiques. «Certains éléments sont précis, d’autre pas», élude Lanthimos. La rivalité des favorites est avérée, le lesbianisme sujet à caution. Quant à George, prince du Danemark, le mari d’Anne, il a été zappé…
La gent masculine fait piteuse figure. La cour est dépeinte comme une basse-cour pleine de coqs vaniteux et querelleurs, ridicules sous leurs perruques monumentales. Ces bons à rien ne sont guidés que par l’assouvissement brutal de leurs besoins sexuels ou la promesse d’un gain; désoeuvrés, ils organisent des courses de canards ou de homards («lobster», en v-o…); en plein délire masochiste, l’un d’entre eux se fait bombarder d’oranges. On envoie des soldats mourir sur le front français, on ne cesse les hostilités que pour des raisons économiques…
Tir aux pigeons
Impérieuses et déterminées, les femmes mènent le bal. Lanthimos ne dédaigne pas la métaphore: l’affrontement d’Abigail et de Sarah s’exprime lors des parties de tir aux pigeons. Sarah tire à blanc sur Abigail; plus tard, le sang d’un volatile explosé par sa cousine l’asperge. Abigail découvre que Sarah se glisse parfois dans le lit de la reine, car c’est dans l’alcôve que s’enracine le pouvoir. Suivant cette voie, elle obtient un titre, baronne de Masham, une rente et la satisfaction de supplanter sa cousine.
Le film atteint l’excellence à travers ses personnages féminins et le génie dramatique de leurs interprètes. Sarah (Rachel Weisz) est une intrigante, calculatrice et cynique, au charme androgyne; Abigail (Emma Stone) une fausse ingénue, souriante et venimeuse. Quant à Anne (Olivia Colman, qui s’y connaît en port royal puisqu’elle tient le rôle d’Elisabeth II dans The Crown), c’est une despote névrosée, tyrannique et grotesque comme la Reine de coeur du Pays des merveilles, cyclothymique, boulimique et inconsolable – elle a dans sa chambre 17 petits lapins remplaçant les enfants qu’elle a perdus…
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La gent masculine fait piteuse figure. La cour est dépeinte comme une basse-cour pleine de coqs vaniteux et querelleurs, ridicules sous leurs perruques monumentales