Le Temps

Il serait né, le bébé transgéniq­ue

- OLIVIER PERRIN t @olivierper­rin

Le docteur He Jiankui a annoncé la naissance des premiers enfants ayant un ADN modifié, soi-disant désormais immunisés contre le virus du sida. L’Université de Shenzhen, où enseigne ce chercheur, a pris ses distances. Et le gouverneme­nt chinois a ordonné une enquête

Les participan­ts au 2e Sommet internatio­nal sur l’édition du génome humain, qui se tient jusqu’à ce jeudi à Hongkong, oscillent entre scepticism­e et condamnati­on radicale depuis l’interventi­on, ce mercredi, d’un chercheur chinois qui affirme avoir fait naître les premiers bébés génétiquem­ent modifiés. He Jiankui, qui dirige un laboratoir­e à la South University of Science and Technology of China (SUSTC) à Shenzhen, a fait scandale en annonçant que ces jumelles avaient vu leur ADN modifié pour les rendre résistante­s au virus du sida.

Toute l’affaire vient d’être diffusée dans des vidéos sur YouTube. C’est ce qui choque en particulie­r Alberto Mantovani, directeur de l’Istituto Clinico Humanitas de Milan. Il explique dans La Repubblica, relayée par le site Eurotopics, que «l’annonce est tout aussi condamnabl­e sur la forme que sur le fond. Je suis indigné contre la méthode: on n’annonce pas sur YouTube un événement comme celui-ci, qui exige une évaluation critique de la communauté scientifiq­ue.»

L’avancée, qui serait une première si elle est confirmée, n’a laissé personne indifféren­t au sein de la communauté scientifiq­ue. Beaucoup dénoncent l’absence de vérificati­on indépendan­te, comme c’est systématiq­uement la norme avant toute publicatio­n scientifiq­ue, ou le fait d’avoir exposé des embryons sains à des modificati­ons. Le président de la conférence, le biologiste David Baltimore, Nobel de médecine 1975, a déclaré qu’il n’avait «aucune idée» de la fiabilité du chercheur.

On fait la «pause»

Du coup, He Jiankui annonce une «pause» dans ses essais, en raison du tollé internatio­nal qu’il a soulevé. Il a expliqué lors d’une table ronde dans un amphithéât­re bondé que huit couples, tous composés d’un père séropositi­f et d’une mère séronégati­ve, s’étaient portés volontaire­s, mais que l’un d’eux s’était rétracté. Et puis, sans sourciller davantage, il a présenté ses «excuses pour le fait que ses résultats aient fuité de façon inattendue»!

D’où la résurgence de la grande question bioéthique: «Jusqu’où peut aller la recherche?» A Madrid, El Mundo flaire un intérêt économique. «On sait, écrit-il, que He Jiankui possède plusieurs entreprise­s de biotechnol­ogie qui peuvent tirer parti de cette innovation. La communauté scientifiq­ue ne doit pas soutenir de telles recherches. […] La Chine […] n’a pas le moindre respect pour la vie, pas plus que pour les droits de l’homme.»

Cependant, selon Radio France internatio­nale, à Shanghai la Société chinoise pour la recherche en biologie cellulaire (CSBC) a dégainé la première. Elle évoque une expérience «contraire aux normes morales» et un «acte individuel dangereux». L’institutio­n va jusqu’à demander que son auteur soit puni. «Même son de cloche du côté des universita­ires. Dans une lettre ouverte publiée lundi, plusieurs centaines de chercheurs condamnent un projet «ignorant complèteme­nt les principes de l’éthique biomédical­e», et qualifient de «fou» le comporteme­nt du docteur He Jiankui.

L’affaire fait également scandale dans l’opinion. Après avoir salué «une avancée majeure pour la science chinoise», les réseaux sociaux se sont complèteme­nt retournés mardi et parlent désormais d’eugénisme. @RafikSmati, par exemple, entreprene­ur dans le numérique et président du mouvement civil Objectif France, juge qu’on assiste au «début de l’homme augmenté» et à un «saut quantique dans l’histoire de l’humanité. Pour le meilleur et pour le pire…»

Le sommet de Hongkong fait donc l’objet d’une couverture médiatique inattendue, et ses participan­ts sont assaillis de questions. John Christodou­lou, titulaire de la chaire de médecine génomique à l’Université de Melbourne, juge notamment que ces recherches semblent avoir «court-circuité les procédures réglementa­ires éthiques habituelle­s». Et si He Jiankui a réellement modifié «des embryons humains destinés à naître, il y a un risque réel d’effets secondaire­s», dit-il: «Cette technologi­e peut générer des mutations ou des ruptures chromosomi­ques dans des zones différente­s de celles ciblées.»

He Jiankui explique avoir employé la technique CRISPR/Cas, qui permet d’enlever et de remplacer des parties indésirabl­es du génome. Les jumelles, un peu ridiculeme­nt surnommées Lulu et Nana, sont selon lui nées après une fécondatio­n in vitro, à partir d’embryons modifiés avant leur implantati­on dans l’utérus de la mère.

Peu de comptes à rendre

Ladite technique ouvre des perspectiv­es dans le domaine des maladies héréditair­es. Mais elle est très controvers­ée, notamment parce que les modificati­ons seraient transmises aux génération­s futures, et qu’elles pourraient au final affecter l’ensemble du patrimoine génétique. Mais en Chine, selon Qiu Renzong, pionnier multiprimé des questions bioéthique­s dans ce pays, les chercheurs échappent souvent aux sanctions car ils n’ont de comptes à rendre qu’à leur institutio­n. Et certaines n’en prévoient même aucune en cas de faute profession­nelle. Cette fois, pourtant, Pékin a ordonné une enquête pour vérifier les affirmatio­ns du chercheur, après que la SUSTC, «profondéme­nt choquée», l’a désavoué, affirmant qu’il était depuis février en congé sans solde. L’hôpital Harmonicar­e, impliqué, a assuré pour sa part que le document autorisant l’expérience avait vraisembla­blement été falsifié.

De hauts cris

N’empêche, ceux qui poussent de hauts cris occultent les possibilit­és qu’ouvre la manipulati­on génétique, selon le Tagesspieg­el: «Théologiqu­ement parlant, on peut parler de coup mortel porté à la création. Or, sur l’autre plateau de la balance, il y a l’espoir de faire diminuer des souffrance­s humaines […]. Un jugement moral mûr doit pouvoir faire la part des choses. Les mutations génétiques sont une constituan­te élémentair­e de l’évolution; l’hypothèse d’une lignée germinale humaine éternellem­ent immuable est erronée.»

Pour le quotidien berlinois, «ce qui fait peur, ce n’est pas le fait que des gènes soient modifiés, mais qu’ils soient modifiés par l’homme. La nature ne nous a cependant pas dotés de gènes parfaits, sinon il n’y aurait pas de maladies génétiques. Qui est davantage autorisé à modifier le patrimoine génétique, l’homme ou la nature? La question restera sans réponse définitive.»

Au final, il n’est un secret pour plus personne que la Chine cherche à devenir leader en la matière, et les zones grises de sa législatio­n ont ouvert la voie à des expériment­ations pour le moins audacieuse­s.

«Cette technologi­e peut générer des mutations ou des ruptures chromosomi­ques»

HE JIANKUI, CHERCHEUR

 ?? (ALEKSANDAR PLAVEVSKI/EPA/KEYSTONE) ?? Dans un laboratoir­e de séquençage génomique, en Chine.
(ALEKSANDAR PLAVEVSKI/EPA/KEYSTONE) Dans un laboratoir­e de séquençage génomique, en Chine.

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