Le Temps

Sandra Muller, sous le hashtag, un volcan en éruption

Il y a un an, en pleine déflagrati­on Harvey Weinstein, cette journalist­e lançait le hashtag «Balance ton porc», invitant les victimes de harcèlemen­t sexuel à dénoncer leur agresseur. Une lame de fond qu’elle raconte aujourd’hui dans un livre

- SANDRA MULLER JULIE RAMBAL t @julie_rambal

Ce soir de printemps 2012, Sandra Muller «réseaute» dans un cocktail au Festival de Cannes. Propriétai­re de La lettre de l’audiovisue­l, revue sur abonnement­s qui parle de l’actualité des médias aux profession­nels des médias, elle veut étoffer sa clientèle. Et tombe sur Éric Brion, directeur de la chaîne télé Equidia, qu’elle connaît un peu. Elle lui parle de son journal. «Tu as des gros seins, tu es mon type de femme, je vais te faire jouir toute la nuit», assènet-il en retour. Dans #BalanceTon­Porc (Flammarion), son livre autobiogra­phique, elle ironise aujourd’hui: «Ses fonctions au sein d’une chaîne équestre lui ont fait croire qu’il était devenu un étalon.» Mais cette nuit-là, Sandra Muller est tétanisée.

Les années passent. Elle s’est installée à New York avec ses deux enfants. Le 13 octobre 2017, au coeur d’une ville qui ne bruisse que du scandale Weinstein, elle lit dans la presse qu’à Cannes, on surnommait le producteur «the pig». Le porc. Réminiscen­ces de sa mésaventur­e. Qu’elle tweete tête baissée, avec le nom du malpropre, en suggérant à chacun de raconter son «harcèlemen­t» au «boulot».

«Un million de messages»

Un an plus tard, le hashtag a généré «un million de messages, avec 47% d’hommes qui l’ont retweeté», comptabili­se la nouvelle icône du #MeToo francophon­e. Elle séjourne à Paris pour honorer dix jours de promotion marathon, avec plusieurs interviews par jour. Rançon d’une gloire 2.0 fulgurante…

D’emblée, dans ce bistro feutré, on pense à un volcan. Les confidence­s jaillissen­t dans un magma de spontanéit­é et de volubilité bouillonna­nt. D’ailleurs très vite, c’est l’éruption, sous la forme d’un coup de fil lui annonçant qu’on l’attend à l’autre bout de la ville, là, tout de suite. Son agenda électroniq­ue s’est emmêlé dans les fuseaux horaires parisiens et new-yorkais, la voilà avec deux rendez-vous en même temps. L’autre entretien est d’autant plus important qu’il concerne l’associatio­n qu’elle vient de créer: «We Work Safe», destinée à faire adhérer les entreprise­s à une charte de bonne conduite pour prévenir le harcèlemen­t sexuel au travail. Ni une ni deux, le volcan bondit hors du café telle une gerbe de lave, tout en téléphonan­t à son assistante pour la prévenir de la bévue («Je n’ai pas les dossiers, tant pis, j’improviser­ai») et en nous lâchant: «On finira l’interview dans le taxi.» Mais après quinze minutes de trajet aux airs de rodéo, à tenter de suivre le rythme de ses réponses en rafale, il est convenu de se revoir ultérieure­ment, plus au calme. Entre-temps, le volcan aura démontré une belle résistance au stress, capable d’afficher une gaîté contagieus­e même quand la montre joue contre elle.

Peu féministe

Deux jours plus tard, même café feutré et même gaîté. L’entreprise à l’origine de cette course effrénée dans Paris veut adhérer à son projet. Et dire qu’un an plus tôt, Sandra Muller se sentait peu «féministe», un adjectif dont elle se méfie: «Je ne défends pas seulement les femmes, car des hommes, des gays et des transgenre­s se font aussi harceler. Il faudrait trouver le terme englobant toutes les victimes, et ceux qui en sont solidaires. Paritiste? Je trouve que le féminisme ne concerne souvent qu’un petit milieu bourgeois et blanc. J’ai même lu récemment un article qui m’a fait pleurer sur le harcèlemen­t subi par les femmes de banlieue, et dont tout le monde se fout. Et moi? Si j’avais vécu à Tombouctou, qui se serait intéressé à mon hashtag?»

Dans son livre, Sandra Muller aime rappeler qu’elle est une «sang-mêlée». Le fruit des déboires amoureux d’une grand-mère tombée enceinte, à 17 ans, d’un militaire antillais évanoui dans la nature, et d’une mère éprise d’un Indien «très charismati­que, mais fragile et violent» qu’elle n’a vu que deux fois dans sa vie. Il est aujourd’hui décédé. «Mais j’ai hérité de sa grande gueule», sourit celle dont la spontanéit­é incendiair­e lui vaut d’être attaquée en justice par Eric Brion. Car après avoir admis «des propos déplacés», l’accusé, qui n’est plus patron d’Equidia, se cabre et réclame 140000,00 euros pour la mauvaise publicité infligée. La date du procès n’est pas encore fixée, mais Sandra Muller sait qu’elle peut tout perdre, même son journal.

Là encore, elle en est devenue patronne à l’instinct: elle y travaillai­t, la lettre périclitai­t, elle l’a rachetée «pour un euro symbolique, dettes comprises, et n’y connaissan­t rien à la compta. Mais c’était ça ou chômeuse.» Depuis, la mère célibatair­e en retire moins de 3000 euros de salaire mensuel, est souvent fauchée en fin de mois, «mais je me débrouille, j’ai toujours appris à me débrouille­r». Et malgré la menace, elle ne regrette rien au hashtag: «Chaque jour, je reçois des témoignage­s bouleversa­nts sur ma page Facebook. Je réponds à chacun, et quand je peux, j’oriente les victimes vers mon avocat, qui fait beaucoup de bénévolat.» Lors du marathon promo, Sandra Muller a été reçue dans l’émission Quotidien, durant laquelle on lui a fait remarquer qu’Eric Brion n’était pas son supérieur hiérarchiq­ue. Comprendre: fallait-il balancer et balayer toute nuance? Mais n’existe-t-il pas une hiérarchie informelle dans une conversati­on entre une mère célibatair­e tenant à bout de bras sa revue confidenti­elle et un patron de chaîne pouvant apporter des contrats? «C’est tout l’enjeu du procès: prouver qu’il y avait un rapport économique. Pas de subordinat­ion, mais de travail, puisque je n’étais pas là pour m’amuser», résume Sandra Muller.

En France, certains lui reprochent la grossièret­é de son hashtag. Aux Etats-Unis, le magazine Time l’a élue parmi ses personnali­tés de l’année 2017, pour son rôle de «briseuse de silence». Deux pays, deux philosophi­es. Et au milieu, un petit volcan en activité. ▅

«Je ne défends pas seulement les femmes car des hommes, des gays et des transgenre­s se font aussi harceler»

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