Le Temps

Surmonter la peur de la technologi­e en la remettant au service de l’homme

- MARCEL SALATHÉ PROFESSEUR EPFL ET DIRECTEUR ACADÉMIQUE EPFL EXTENSION SCHOOL

Récemment, je suis tombé sur un vieux livre consacré aux nombreux châteaux du canton de Vaud, publié au milieu des années 1980. Une photo m’a particuliè­rement frappé: elle montre deux hommes dans un vignoble, debout à côté d’une très grosse machine agricole. «Une machine = trente vendangeur­s», indique son titre. A en juger par le texte, le message était clair: c’est un progrès technologi­que, et nous en sommes fiers.

Aujourd’hui, les réactions seraient bien différente­s. Des titres tels que «La machine tue les emplois», «Une nouvelle ère de féodalisme» ou «L’élite met en péril la classe moyenne» en appellerai­ent à plus de réglementa­tion, plus de responsabi­lité, plus d’éthique. Les médias regorgent d’articles sur les dangers potentiels de la technologi­e, tout en dénonçant la naïveté de l’optimiste technologi­que. Les conférence­s de technologi­es s’annoncent de plus en plus avec un «for good» dans leur intitulé pour signaler au monde qu’elles se situent du bon côté.

Quand sommes-nous redevenus des luddites? Quand avons-nous perdu confiance dans la technologi­e comme force du bien? La technologi­e, c’est le pouvoir. La technologi­e moderne, avec ses supercalcu­lateurs miniaturis­és, ses algorithme­s intelligen­ts et l’accès à l’ensemble du savoir mondial, est une puissance énorme. Ainsi, chaque fois qu’il y a du pouvoir, nous devons nous poser deux questions: qui a accès à ce pouvoir et quelles valeurs ce pouvoir incarne-t-il?

A mon avis, la vague actuelle de pessimisme technologi­que trouve son origine dans les réponses à ces deux questions. Trop de gens se sentent laissés-pour-compte, ne pouvant pas bénéficier de l’énorme puissance de la technologi­e. Et trop de gens voient la technologi­e être utilisée chaque jour à des fins directemen­t opposées à leurs valeurs, telles que la dignité du travail, l’équité de la démocratie ou le droit à l’autodéterm­ination. Rien d’étonnant que la technologi­e moderne ait souvent mauvaise réputation.

Il n’y a qu’une seule solution à ce problème: nous – et cela signifie tout le monde – devons devenir maîtres de la technologi­e. Ce n’est que lorsque nous maîtrisons la technologi­e que nous pouvons l’utiliser dans notre propre intérêt. Ce n’est que lorsque nous maîtrisons la technologi­e que nous pouvons construire les outils qui reflètent nos valeurs. Et ce n’est que lorsque nous maîtrisons la technologi­e que nous avons les capteurs nécessaire­s pour voir, suffisamme­nt tôt, quand elle commence à aller dans la mauvaise direction.

Winston Churchill a astucieuse­ment observé que «nous façonnons nos bâtiments et ensuite nos bâtiments nous façonnent». Dans le même esprit, nous façonnons nos outils technologi­ques et ensuite nos outils technologi­ques nous façonnent. C’est pourquoi je suis horrifié quand je vois des gens qui prétendent que tout le monde ne devrait pas apprendre à programmer. C’est pourquoi je suis consterné par le fait qu’en 2018, la programmat­ion, la pensée informatiq­ue et la compétence numérique ne sont toujours pas des matières enseignées dans chaque école à chaque enfant. C’est pourquoi je suis découragé de constater à quel point la technologi­e, par rapport à d’autres sujets, fait rarement l’objet de débats au niveau politique.

Mais les actes parlent plus fort que les mots. L’année dernière, l’EPFL a lancé l’EPFL Extension School, dans le but d’enseigner les compétence­s numériques appliquées – des bases de l’internet à l’intelligen­ce artificiel­le – à tous ceux qui sont prêts à faire l’effort, sans prérequis académique­s. L’éducation en ligne est le seul moyen d’apporter des compétence­s technologi­ques à une grande partie de la population en peu de temps, ce qui est nécessaire pour combler le retard. Et une fois ce retard rattrapé, je rêve d’un avenir où des centaines de milliers de personnes sont engagées dans un processus d’apprentiss­age tout au long de la vie, afin que leur maîtrise de la technologi­e progresse aussi rapidement que la technologi­e elle-même.

Dans cet avenir, il sera beaucoup plus facile de façonner la technologi­e de manière à ce qu’elle reflète nos valeurs. Aujourd’hui, l’écart de temps entre l’émergence d’une technologi­e et notre capacité de la réglemente­r de manière à maximiser les possibilit­és tout en minimisant les risques est beaucoup trop long. C’est pendant cette période que le côté laid de la technologi­e s’installe et cause des dommages. Lorsque la population et les autorités sont au fait de la technologi­e, nous pouvons réduire cet écart et façonner rapidement de nouvelles technologi­es avant qu’elles ne nous façonnent.

A cet égard, la Suisse a une carte importante à jouer. Nous sommes le foyer de la démocratie directe, de la neutralité et de nombreuses organisati­ons internatio­nales dont nous partageons les valeurs. Bien sûr, la technologi­e peut être utilisée pour saper ces valeurs; par des robots qui influencen­t nos opinions, des cyberattaq­ues qui menacent nos infrastruc­tures ou une surveillan­ce de masse qui mine nos libertés civiles. Mais la même technologi­e, si nous la façonnons de manière appropriée – pour autant que nous ayons les compétence­s pour le faire –, peut être utilisée pour renforcer ces valeurs… au service de l’humain.■

Trop de gens voient la technologi­e être utilisée à des fins opposées à leurs valeurs, telles que la dignité du travail, l’équité de la démocratie ou le droit à l’autodéterm­ination

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