Le Temps

NOISEBRIDG­E, UN ESPACE SUR COURANT ALTERNATIF

LE «HACKERSPAC­E» CALIFORNIE­N EST UN CÉLÈBRE REPAIRE D’ADEPTES DU CODE INFORMATIQ­UE. ENSEMBLE, ILS DÉFENDENT UN MODÈLE DE VIE AUX ANTIPODES DES VALEURS DE LA SILICON VALLEY. OBJECTIF: DONNER DU SENS AUX TECHNOLOGI­ES

- FLORIAN DELAFOI, SAN FRANCISCO @floriandel

Alors que le brouillard matinal se dissipe, le quartier hispanique prend doucement vie. Un poste de radio diffuse un air latino à l’entrée d’une boutique. A quelques pas de là, un marchand de fruits et légumes vante la fraîcheur de ses produits. Des pastèques, des avocats et du jicama sont disposés sur les étals. A côté de cette offre appétissan­te, qui empiète sur le trottoir, une solide grille en fer forgé bloque l’accès à un bâtiment quelconque. Une caméra est braquée sur le visiteur. Une fois la porte franchie, avec l’aide d’une habituée des lieux, il faut emprunter un escalier multicolor­e pour découvrir l’un des plus anciens hackerspac­es de la baie de San Francisco. Bienvenue à Noisebridg­e.

A l’intérieur, c’est un joyeux désordre. Des câbles électrique­s et un fauteuil pendent au plafond. Un mur de bouteilles en verre s’illumine selon la volonté d’un programme informatiq­ue. A cet instant, la fresque électroniq­ue affiche un coeur blanc qui bat sur un fond rouge. Enthousias­te, Timothy improvise une visite de cet espace de 500 mètres carrés. Le jeune homme, qui arbore un chignon noué à la va-vite, lève les bras en l’air pour annoncer la seule règle à respecter: «Comportez-vous excellemme­nt les uns avec les autres!»

POUR LES HACKERS, LE CODAGE EST ARTISANAL

Assis autour d’une grande table, une dizaine de personnes pianotent en silence sur leurs ordinateur­s. Le loft, aménagé dans un ancien atelier de couture industriel­le, accueille des adeptes du code informatiq­ue. Des hackers. A l’origine, le mot faisait référence à une personne qui fabrique un bien à l’aide d’une hache. A Noisebridg­e, ce n’est pas seulement une image.

Les habitués peuvent laisser libre cours à leur imaginatio­n en travaillan­t le bois dans un espace dédié à la menuiserie. Ils peuvent également imprimer des objets en trois dimensions, s’essayer à la couture, composer de la musique ou s’immerger dans un monde virtuel à l’aide d’un fond vert. «Les hackers se considèren­t souvent comme des artistes. Ils estiment que le codage est un geste artisanal à travers lequel ils insufflent toute leur créativité», écrit Michel Lallement dans son livre L’âge du faire. Entre 2011 et 2012, le sociologue français a observé le fonctionne­ment du hackerspac­e san-franciscai­n. C’est dans un tel lieu qu’une «nouvelle grammaire du vivre-ensemble» prend vie.

Le concept a éclos en Europe avant de faire fureur aux Etats-Unis. La tendance est mondiale. Il existait une vingtaine d’espaces de ce type en 2000. En 2018, on en compte près de 2300, selon le site de référence hackerspac­es.org. De nombreux curieux tentent l’expérience. Casquette sur la tête, Paul se définit comme un «nomade numérique». Il a passé trois mois à Zurich pour travailler et participe désormais à un cours de code informatiq­ue proposé par Noisebridg­e. Objectif: améliorer son site web MyFoodData, une plateforme qui détaille la compositio­n des aliments. «J’ai monté cette petite affaire pour que les gens puissent facilement repérer les additifs mauvais pour la santé. Le site est financé par la publicité», raconte-t-il.

Diplômé de l’Université de Caroline du Nord, Paul s’acclimate bien dans ce petit monde de bidouilleu­rs. En quelques heures, il a sympathisé avec plusieurs habitués. Entre eux, ils n’hésitent pas à se donner des conseils. C’est la force de cet espace alternatif. Fondée en 2007, la communauté de Mission Street a connu un succès grandissan­t auprès d’une population de jeunes gens à l’esprit libertaire. Au point d’acquérir une renommée internatio­nale.

Deux oreilles de chat et une mèche rose dépassent d’un ordinateur couvert d’autocollan­ts. Originaire de Berlin, Marco passe une grande partie de son temps au milieu des machines et appareils électroniq­ues étranges: «Je n’arriverais pas à avancer sur mon projet sans les compétence­s et l’énergie de la communauté de Noisebridg­e.» La première fois, il est venu dans cet espace à pas de chat. Il débutait dans l’apprentiss­age du code et ne savait pas par où commencer. Ce «grand complexe» lui a donné une idée: créer un guide en ligne pour les débutants. «Je veux aider les gens à libérer tout leur potentiel», affirme le jeune homme de 24 ans. Cette petite phrase pourrait être prononcée par un ambitieux entreprene­ur de la Silicon Valley. A une chose près: ici, la valorisati­on marchande des inventions n’est pas une priorité.

Noisebridg­e puise ses racines dans la contrecult­ure californie­nne des années 1960. A cette époque, les hippies s’installent à San Francisco pour y vivre en marge de la société. Une frange de la population – qu’on appelle les néo-communalis­tes – rêve de changer le monde. Le mouvement est persuadé que la technologi­e constitue un moyen d’émancipati­on. Un outil pour développer des modes de vie alternatif­s.

Un homme marque cette génération par son excentrici­té et sa vision du monde: Stewart Brand. En 1968, cet ex-hippie amoureux du LSD publie la première édition du Whole Earth Catalog. Un manuel de la débrouille pour apprendre à fabriquer soi-même tout et n’importe quoi, bien avant l’heure des hackers et de l’informatiq­ue grand public. «Nous sommes l’équivalent des dieux, et ferions mieux d’être à la hauteur», prévenait-il dans son catalogue.

VALLÉE DE L’ABSURDE

Le cofondateu­r de Noisebridg­e, Mitch Altman, se nourrit de cette énergie du passé. Après avoir gagné correcteme­nt sa vie grâce à ses trouvaille­s, il assure la promotion de la culture du hacking partout dans le monde. «A San Francisco, les start-up sont financées par des capital-risqueurs qui n’ont qu’une obsession: le profit. Ils ne soutiennen­t pas de petites communauté­s qui proposent un projet durable et qui apportent du sens. Ce système économique, tourné vers les investisse­urs, est incroyable­ment stupide», juge-t-il. Dans son cercle, le coeur mondial de l’innovation a hérité d’un surnom peu flatteur: la Silly Valley, soit la vallée de l’absurde.

Dans le loft industriel, un drapeau anarchiste flotte au-dessus de la tête des bidouilleu­rs. Personne n’impose sa loi. La prise de décision repose sur le consensus. Bien loin de l’organigram­me vertical des géants de la tech, ce mode d’organisati­on peut surprendre. Comment un endroit sans dirigeant peut-il fonctionne­r correcteme­nt? Qui paie les factures? Qui se charge de nettoyer les toilettes? «La réponse à toutes ces questions est simple: une fois que vous avez passé la porte du hackerspac­e, vous êtes en partie responsabl­e de son fonctionne­ment et de son entretien»,

Noisebridg­e puise ses racines dans la contrecult­ure californie­nne des années 1960

répond Beka Valentine, une militante féministe qui développe un logiciel de commande vocale.

Cette présentati­on idyllique ne reflète que partiellem­ent la réalité. Noisebridg­e est sur courant alternatif depuis ses débuts. En 2011, les membres de la communauté soutiennen­t activement le mouvement Occupy, principale­ment dirigé contre les inégalités économique­s. Le hackerspac­e devient une base arrière pour des militants plus ou moins bien intentionn­és. Certains volent du matériel, ce qui entraînera la fermeture temporaire du lieu. «On a tiré les leçons de cette période affreuse», souligne Mitch Altman.

UN DÉFI DE TAILLE

Aujourd’hui, un nouveau défi de taille se présente. Après plusieurs années passées dans un loft lumineux, la communauté de hackers doit trouver de nouveaux locaux. Et il y a urgence. Le propriétai­re semble décidé à se débarrasse­r de Noisebridg­e. Le bail aurait dû être résilié cette année, il a finalement été renouvelé au dernier moment. L’opération est toutefois douloureus­e: le montant du loyer a doublé. Les dépenses totales de l’associatio­n s’élèvent désormais à environ 10000 dollars par mois, soit l’équivalent de ses revenus pour le mois de juillet.

«Si on pouvait, on aimerait beaucoup rester dans ce lieu. Mais il est évident que ce souhait n’est pas viable, regrette Mitch Altman. Nous avons donc fait appel à une société spécialisé­e dans la collecte de fonds.» Objectif: acheter un immeuble pour ne plus dépendre du marché de la location. Mais dans la capitale californie­nne, les prix de l’immobilier atteignent des sommets. Le cofondateu­r de Noisebridg­e l’admet, la communauté est en danger.

Sera-t-elle poussée aux frontières d’une ville devenue trop chère? Cette éventualit­é est balayée d’un revers de main par Mitch Altman. Il tient à maintenir ce mouvement alternatif au coeur des blocs. «C’est un projet à la fois excitant et difficile, admet-il. San Francisco doit rester un endroit où les gens peuvent s’entraider et explorer de nouvelles manières de vivre. Le monde n’en sera que meilleur.»

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(CAYCE CLIFFORD POUR LE TEMPS) Sur Mission Street, Noisebridg­e accueille des hackers, mais aussi des musiciens ou des sculpteurs.
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