Cinq chefs qui font bouger les assiettes à Genève
Ils sont jeunes et ont du talent. Yoann Caloué, Nicolas Darnauguilhem, Florian Le Bouhec, Xavier Watrelot et Benjamin Breton se mettent à table
Ils sont jeunes, talentueux et font la pluie et le beau temps en matière de gastronomie genevoise. Chacun dans son quartier et chacun dans son style, ils s’efforcent de mettre en avant une cuisine inventive, dans l’air du temps, orientée autour du produit. Que ce soient l’étoilé Yoann Caloué du restaurant Le Flacon à Carouge, le renversant Nicolas Darnauguilhem du Neptune rue de la Coulouvrenière, l’incontournable Florian Le Bouhec et son restaurant Le Bologne, sans oublier le surprenant Xavier Watrelot officiant à l’hôtel Eastwest et le brillant Benjamin Breton au Grand Bottle de la rue Blanvalet aux EauxVives, tous bousculent les codes culinaires de la cité.
ÉCOLE DE LA RIGUEUR
Il est exceptionnel de les retrouver sans leurs vestes de cuisinier autour d’une même table. Une certaine harmonie se dégage de ce groupe d’individus aux personnalités aussi différentes que captivantes. Dès les premiers échanges, les traits de caractère se dessinent, les prises de parole se bousculent, mais les idées convergent dans la même direction. En aucun cas, ni ennemis ni rivaux. Rebelles? Insoumis? Etonnamment, leurs voix résonnent à l’unisson. Ils ne donnent pas l’impression d’être en compétition et quand une blague fuse ou une vanne tombe, c’est sur le ton léger de la plaisanterie.
Pour cette génération de chefs qui n’ont pas grandi dans les jupons de leurs mères scotchées aux fourneaux, les raisons de leurs choix professionnels diffèrent. «Je me suis identifié à l’aspect militaire, rigoureux et hiérarchique de la cuisine», déclare Yoann Caloué. Quant à Nicolas Darnauguilhem, qui a quitté le métier pour y revenir à plusieurs reprises, «je l’ai redécouvert pour mon plus grand plaisir en tant qu’indépendant. Conjointement lié à l’échec scolaire, le refus de la discipline est une caractéristique de ma personnalité», admet-il. Même son de cloche pour Florian Le Bouhec, dont le père a exercé la même profession, lui non plus était loin d’être un passionné des bancs d’école. «J’ai toujours eu du mal avec l’autorité et j’ai toujours voulu changer de métier jusqu’à ce que je m’installe à mon compte.»
Leurs destins convergent tous vers la Suisse. Nicolas Darnauguilhem est né à Genève, a reçu une éducation française mais «a toujours, de près ou de loin, eu un pied dans cette ville» rappelle le chef du Neptune. Pour Yoann Caloué, c’est une rencontre amoureuse qui le mène au bout du lac Léman. «Mon épouse est Italo-Suisse. Nous nous sommes logiquement installés dans son lieu d’origine.» Du côté Bottle Brothers, c’est la rencontre avec Benjamin Luzuy qui a tout changé et lancé Benjamin Breton dans l’aventure genevoise; dès le départ l’infatigable entrepreneur a fait confiance au jeune prodige en lui confiant les cuisines de son bar très branché de la rue des Eaux-Vives. Xavier Watrelot, quant à lui, a refusé une opportunité à Toulouse au profit d’un passage par les cuisines du Pont de Brent, chez Stéphane Décotterd avant d’atterrir à l’Eastwest.
«Même si, ici, tout est cher et qu’il faut être sûr de son coup, d’un point de vue administratif, entreprendre à Genève est un paradis», observe Nicolas Darnauguilhem. Même si la ville, et ils le savent mieux que personne, n’est pas (ou plus) un eldorado aussi facilement accessible que par le passé. Malgré une offre et un pouvoir d’achat importants, le marché de la restauration genevoise demeure complexe. «Nous sommes une génération qui souffre d’une concurrence directe avec la France et d’autres villes d’Europe, regrette Yoann Caloué. Les clients peuvent trouver une table exceptionnelle à l’étranger au même prix qu’une table quotidienne à Genève.» Les chefs déplorent surtout la difficulté de trouver de bons produits dans un réseau de distribution et d’achat dicté par les fournisseurs et les grossistes. «Il faudrait être fédéré pour acheter en commun. J’ai un producteur de truites incroyables dans le Val-de-Travers, mais il ne livre pas en dessous d’un certain prix, et tout seul, je n’y arrive pas», constate Nicolas Darnauguilhem. «Le client idéal serait celui qui comprend que nous sommes à Genève et que nous avons des charges que les autres n’ont pas», continue Yoann Caloué. Mais la révolution est en marche; Genève n’a jamais autant bougé! Benjamin Breton le constate: «Cela reste compliqué, mais il y a un dynamisme et une effervescence qu’il n’y a jamais eus auparavant.»
FAIRE NAÎTRE LES VOCATIONS
Et que pensent nos cinq chefs de la surmédiatisation de leur métier: bénéfique? surfaite? banale? «Un chef doit arrêter de se prendre pour autre chose que ce qu’il est, reprend le propriétaire du Neptune. Un cuisinier doit trouver de bons produits, faire une cuisine humble et si possible bonne, tout en garantissant un bon rapport/qualité prix au quotidien.» Florian Le Bouhec, lui, voit le bon côté des choses: «La médiatisation a permis de générer des vocations et de se focaliser sur les producteurs et les artisans.» Tandis que le jeune Xavier Watrelot affiche un avis plus tranché, notamment sur la question des émissions de téléréalité: «C’est trop. Il faudrait couper une grande partie pour n’en garder que l’essentiel. Les gens ne se rendent pas compte de la difficulté de cette profession.»
On est tous d’accord: c’est Paul Bocuse qui a propulsé les chefs sur le devant de la scène. Disparu en janvier, son esprit plane encore sur le paysage gastronomique international. Et dans les cuisines de nos Genevois? Pas chez Benjamin Breton, qui reconnaît quand même le talent de Bocuse pour avoir porté la cuisine mondiale à des hauteurs stratosphériques. Mais un peu chez Nicolas Darnauguilhem pour qui le grand chef «a remis à la mode la cuisine bourgeoise et paysanne». Xavier Watrelot confirme: «Cette tendance qui s’était perdue au profit de la cuisine moléculaire revient plus que jamais au goût du jour.»