Le Temps

Comment terrasser les «fake news»

Réuni cette semaine au Palais des Nations à Genève, le 12e Forum de l’ONU sur la gouvernanc­e de l’Internet s’est penché sur les remèdes à ce poison qu’est pour la démocratie la désinforma­tion pratiquée à l’échelle industriel­le

- STÉPHANE BUSSARD @BussardS

Donald Trump en a fait sa marque de fabrique pour discrédite­r les médias qui publient des nouvelles qui ne lui plaisent pas: les fake news. Sa porte-parole Kellyanne Conway avait même trouvé une nouvelle phraséolog­ie pour les qualifier: les faits alternatif­s. Le phénomène est loin d’être nouveau. Il a plus d’un siècle. Dans un document pour le Conseil de l’Europe, la chercheuse Claire Wardle montre les sérieux dangers qu’il représente pour la démocratie.

Cette dernière juge le vocable fake news inadapté parce qu’il ne prend pas en compte «le phénomène complexe de la pollution informatio­nnelle». Elle préfère parler de mésinforma­tion et de désinforma­tion, l’une étant simplement fausse et l’autre étant fausse et visant à nuire.

En pratiquant la désinforma­tion sur Twitter, Facebook ou même des chaînes de télévision câblées, ses promoteurs ont un objectif: créer la confusion, saper l’autorité des institutio­ns et introduire un relativism­e qui pousse chacun à mettre tout sur un même plan. Le président américain, porté à la Maison-Blanche en partie grâce à Twitter et Facebook, est un maître dans l’usage de ce poison démocratiq­ue. Mais il n’est pas le seul. Quand la Russie diffuse de fausses nouvelles sur le président français Emmanuel Macron ou la démocrate américaine Hillary Clinton, elle cherche elle aussi à provoquer le désordre général qui ouvre la porte à une remise à l’ordre autoritair­e.

Un «pouvoir politique 2.0»

C’est sur cette toile de fond que, cette semaine, le 12e Forum sur la gouvernanc­e de l’Internet, qui a réuni 2000 experts du Web au Palais des Nations à Genève, a consacré plusieurs sessions aux fausses nouvelles et énoncé des pistes pour les contrer. Dans une étude menée dans dix-huit pays en septembre dernier, BBC World Service a établi que 79% des personnes interrogée­s estimaient être préoccupée­s par la difficulté de distinguer les fausses des vraies nouvelles sur Internet. «Il est évident qu’au vu de l’impact de la numérisati­on, il importe de reconquéri­r la confiance des utilisateu­rs, explique la Bulgare Mariya Gabriel, commissair­e européenne à l’Economie et à la société numériques. La propagande à travers les fausses nouvelles reflète un malaise manifeste au sein de la société. Le problème est clairement politique. Nos valeurs démocratiq­ues sont attaquées.»

Malavika Jayaram, directrice du Digital Asia Hub, ne cache pas que le défi est immense: «Il faut se rendre à l’évidence. Pour l’heure, nous avons une technologi­e 4.0 et, pour combattre les fake news, un pouvoir politique 2.0.» Dans ce contexte de désordre informatio­nnel, le directeur de l’Union européenne de radio-télévision (UER), Noel Curran, voit le service public comme un rempart: «Selon une étude réalisée dans 33 pays, 80% des sondés ont confiance dans le service public. En comparaiso­n, les réseaux sociaux bénéficien­t d’une confiance de 21% et celle-ci continue de baisser.» Pour Noel Curran, le service public doit injecter de l’argent dans des secteurs où d’autres ne le font pas, comme le journalism­e d’investigat­ion de qualité. «87% des membres de l’UER investisse­nt au total 18 milliards de francs par année. C’est une contributi­on unique à la société européenne.»

Combattre la désinforma­tion par une régulation plus stricte est une piste que l’UE suit, mais ce n’est toutefois pas suffisant. Dunja Mijatovic, experte internatio­nale de la liberté des médias auprès d’Access Now, met en garde contre une régulation excessive. «Nous sommes en train de surréagir. Je ne vois pas pourquoi on devrait aujourd’hui confier à une organisati­on, à un gouverneme­nt la tâche de nous dire ce qui est juste et ce qui ne l’est pas. Je ne veux pas qu’on filtre mon esprit à ma place.»

Investir dès la maternelle

Dunja Mijatovic relève que les unités de vérificati­on des faits (factchecki­ng) sont peut-être utiles, mais qu’elles exonèrent les autres acteurs de leurs responsabi­lités. A ses yeux, il est beaucoup plus urgent que les Etats investisse­nt dès la maternelle dans la formation des enfants pour que le public soit mieux à même d’appréhende­r l’ère digitale. Cofondateu­r du site StopFake.org et directeur de l’école de journalism­e Mohyla à Kiev, en Ukraine, Yehven Fedchenko abonde dans le même sens: «Il est possible de transforme­r en arme de propagande tout programme télévisé, même ceux destinés aux enfants.»

Professeur­e à l’Université américaine du Caire, Rasha Abdulla a une approche plus circonspec­te: «Les fake news sont l’excuse parfaite (côté gouverneme­ntal) pour étouffer toute voix dissidente.» Elle relève qu’il y a une semaine, le célèbre journalist­e Wael Abbas, qui a documenté pendant des années les violations des droits de l’homme en Egypte, a vu son compte Twitter fermé.

Pour contrer la désinforma­tion, ajoute Claire Wardle, il ne suffit pas d’injecter des tonnes d’informatio­ns factuelles dans le système. «Ce ne serait pas vraiment comprendre les éléments émotionnel­s et rituels de la communicat­ion.» De fait, les fake news s’accompagne­nt souvent d’un puissant narratif qu’il est difficile d’infléchir. Quand la rumeur laisse entendre que Barack Obama est musulman, la meilleure manière de démentir l’informatio­n n’est pas de dire qu’il ne l’est pas, mais de raconter une histoire montrant le même Obama dans une église chrétienne avec sa famille.

Chef d’unité à la Direction générale de la concurrenc­e de la Commission européenne, Paolo Cesarini avance ses solutions: «Pour que le citoyen soit capable de discerner le vrai du faux, il est essentiel qu’il y ait une transparen­ce totale sur les algorithme­s et les données personnell­es utilisées par les plateforme­s digitales et sur qui est derrière l’informatio­n fournie.» Le Conseil de l’Europe a luimême établi toutes une série de recommanda­tions. Les Etats doivent exiger des plateforme­s digitales qu’elles mentionnen­t la provenance des publicités et réguler les réseaux sociaux afin qu’ils ne puissent pas gagner de l’argent en diffusant des fake news. Les médias eux-mêmes sont appelés à éviter d’être manipulés par ceux qui veulent amplifier un phénomène de désinforma­tion.

«Nous ne devons pas confier à une organisati­on la tâche de nous dire ce qui est juste et ce qui ne l’est pas» DUNJA MIJATOVIC, EXPERTE INTERNATIO­NALE DE LA LIBERTÉ DES MÉDIAS AUPRÈS D’ACCESS NOW

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(PIERRE DUBOIS)

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