Donald Trump, au risque de l’embrasement
Le président américain tient sa promesse et proclame Jérusalem capitale d’Israël. Il donne ainsi son blanc-seing à la politique du fait accompli
Adossée à l'Eglise du Saint-Sépulcre, sur le rebord d'une fenêtre, la petite échelle en bois ne paie pas de mine, comme si elle venait d'être utilisée par un laveur de carreaux. Elle est pourtant partie intégrante du paysage. Et pour cause: depuis bientôt deux siècles (le double selon d'autres sources), personne n'a osé la déplacer, ne sachant trop à qui elle appartenait. Un tremblement de terre est même passé par là, mais rien n'y a pu: devenue depuis longtemps «l'échelle inamovible», elle fait partie du statu quo imposé en 1872 par l'Empire ottoman aux Eglises chrétiennes qui se répartissent la basilique. Ainsi va Jérusalem: ici, rien ne doit bouger. Ou alors, au risque de devoir se préparer à la guerre.
La décision de Donald Trump de reconnaître Jérusalem comme la capitale d'Israël, que le président américain a finalement formulée mercredi au terme de tensions qui n'ont cessé de croître les jours précédents aux quatre coins de la planète, revient à arracher sans ménagement toutes les «échelles inamovibles» de la région. Une ville trois fois sainte, comme le dit la formule consacrée, et comme l'a rappelé le président américain: sa partie ancienne rassemble notamment, en plus du Saint-Sépulcre chrétien, l'esplanade des Mosquées et le Mur occidental, vestige de l'ancien Temple juif. Un concentré de spiritualité suffisamment intimidant pour que même l'ONU ait refusé de le bousculer: dans le plan de partage de la Palestine de 1947, elle plaçait la ville de Jérusalem sous un «régime international spécial», que l'organisation se chargeait elle-même d'administrer, à travers un «Conseil de tutelle».
Cette ville en apparence intouchable est pourtant devenue méconnaissable au fil des dernières décennies. Les quelque 370000 Palestiniens qui résident dans sa partie arabe ont tous, chez eux, une image du dôme du Rocher, qui symbolise leur attachement à Al-Quds (la Jérusalem arabe). Mais c'est à peu près tout ce qu'il leur reste. Proclamée «une et indivisible» par le parlement israélien, la ville n'a pas seulement été annexée dans sa totalité par Israël: ses frontières ont été élargies, débordant largement sur la Cisjordanie palestinienne, engloutissant non seulement la ville arabe mais aussi les terres d'une bonne trentaine de villages arabes. A tel point que la superficie de la ville a été multipliée par dix par rapport au tracé défini par l'ONU.
Comme le notent inlassablement les ONG israéliennes telles B'Tselem, ce plan israélien a été méthodiquement appliqué pour incorporer autant de terres que possible au sein des frontières municipales, tout en laissant ses habitants à l'extérieur. Une patiente entreprise d'ingénierie démographique qui a recours à une très large palette de moyens: séparation par un mur infranchissable des Palestiniens de Jérusalem et de ceux de Cisjordanie; obstacles posés à la réunification familiale; démolition des maisons palestiniennes; expropriations en série grâce à toute une série de prétextes; accès limité aux ressources publiques; routes interdisant les accès aux localités arabes et reliant, entre eux, les seuls quartiers et colonies juifs…
La longue tradition des présidents américains, brutalement jetée mercredi aux oubliettes par Donald Trump, qui consistait à reporter, de semestre en semestre, la décision sur le statut de Jérusalem, n'avait donc rien fait pour freiner cette expansion, illégale en regard du droit international. Mais jusqu'ici, cette réserve américaine représentait au moins une sorte de garde-fou, ainsi qu'un moyen pour les Etats-Unis, au moins théorique, de faire pression sur les Israéliens. Un ultime rempart pour éviter une disparition pure et simple de la partie arabe de la ville et, au-delà, de toute possibilité d'établir un Etat palestinien viable, avec un territoire continu du nord au sud de la Cisjordanie.
Au prétexte d'apporter une pensée «fraîche» sur la question, Donald Trump a ainsi donné son blanc-seing à la politique israélienne du «fait accompli» et, sans doute aucun, enterré mercredi pour de bon la solution des deux Etats dans la région. C'était, à peine terminé le court discours de Trump, la conclusion qu'en tirait la direction palestinienne à Ramallah, tandis que le Hamas de Gaza promettait d'ouvrir «les portes de l'enfer aux intérêts américains dans la région».
L'anthropologue Dionigi Albera, directeur de recherche au CNRS, s'est spécialisé dans le partage des lieux saints entre les différentes religions. A Jérusalem, note-t-il, il a vu comment les murs s'érigeaient et les positions se raidissaient au fil des dernières décennies, à mesure que montaient les nationalismes et que se perdait dans l'histoire la tradition de mixité de l'époque ottomane. «Aujourd'hui, cette question religieuse a été investie par la politique et rend tout ce jeu extrêmement délicat et périlleux.» Que fera la Jordanie, qui entretient des relations diplomatiques avec Israël, mais qui est toujours gardienne des lieux saints musulmans de Jérusalem? Et l'Arabie saoudite, gardienne, elle, de La Mecque et de Médine? «La région est depuis longtemps un brasier, résume le chercheur. Et pour toute diplomatie, Donald Trump lui tend aujourd'hui une boîte d'allumettes.»
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Les quelque 370 000 Palestiniens qui résident dans la partie arabe ont tous, chez eux, une image du dôme du Rocher, qui symbolise leur attachement à Al-Quds (la Jérusalem arabe) Jérusalem sous la neige, mercredi.