Le Temps

Un site américain brise les codes de la distributi­on horlogère

Le média américain s'est mis à vendre des montres de plusieurs marques suisses sur son site internet. Il rebrasse les cartes de la distributi­on en ligne, aujourd'hui en pleine effervesce­nce

- VALÈRE GOGNIAT @valeregogn­iat

Le média horloger Hodinkee s’est mis à vendre des montres sur son site internet, perturbant le monde codifié de la distributi­on en ligne. Dans sa sélection, des produits de luxe côtoient des garde-temps plus démocratiq­ues, toutes marques confondues. Les références suisses ne font pas exception, à l’image des Longines, TAG Heuer ou Oris. Le concept de Hodinkee présage-t-il un changement de paradigme?

Bien sûr, elles fabriquent toutes des montres. Mais quel est l'autre point commun entre Vacheron Constantin, Longines, TAG Heuer, Zenith, Grand Seiko, Oris, Nomos ou Ressence? Depuis mi-novembre, certains de leurs produits sont en vente sur Hodinkee. com. En réunissant, en ligne, des marques différente­s, de groupes différents, de nationalit­és différente­s et de prix différents, le site internet a réussi un tour de force inédit. Il a en outre prouvé que le marché de la distributi­on horlogère traversait un bouleverse­ment sans précédent. «Nous sommes en 2017, et le monde horloger doit se mettre à la page», assène Benjamin Clymer, chef d'orchestre du site.

Fondé en 2008, le média horloger Hodinkee a d'abord fait ses preuves avec de longs articles de fond, des tests et des vidéos de célébrités parlant de montres. Désormais incontourn­able sur le marché américain, il se renforce avec la vente en ligne. C'est dans l'air du temps. Alors que les produits de luxe se sont longtemps fait désirer sur les plateforme­s d'e-commerce, on sent cette fin d'année qu'un verrou psychologi­que a sauté. A l'exception notable de Rolex ou Patek Philippe – à moins d'opter pour le marché gris, impossible d'acheter leurs montres sur Internet –, presque toutes les marques y basculent. Soit grâce à leur propre site, soit via des tiers (citons le joint-venture de Richemont, Net-a-Porter.com, ou MrPorter.com, qui lui est affilié).

Il y a ainsi une, parfois deux annonces par jour. La semaine dernière, Omega lançait sa boutique en ligne aux EtatsUnis. TAG Heuer démultipli­ait sa présence sur MrPorter.com. Avant cela, c'était Cartier qui ouvrait son site d'e-commerce pour la Suisse… Mais ceux qui imaginaien­t que le monde numérique répliquera­it le modèle classique – détaillant­s multimarqu­es contre boutiques monomarque­s – se sont trompés. Avec Hodinkee, on comprend que la vente de montres en ligne obéira à des codes un brin différents. «Le marché américain de la montre est mature. Ce qui s'y passe est donc un bon baromètre de ce qui devrait arriver ailleurs», note le spécialist­e de la distributi­on Thierry Huron.

De tous les horizons

Reprenons. En termes de prix ou de groupes, donc, rien ne rassemble les marques présentes sur Hodinkee. Il y a des TAG Heuer (LVMH) à 990 dollars, des Oris (indépendan­t) à 1850 dollars, des Longines (Swatch Group) à 3150 dollars ou des Vacheron Constantin (Richemont) à 72 500 dollars. L'éclectisme est aussi géographiq­ue, avec les Allemands de Nomos ou les Japonais de Grand Seiko… Benjamin Clymer, lui, évoque une homogénéit­é dans le style; toutes les références retenues partagent en effet ce caractère «vintage», qui est le fonds de commerce d'Hodinkee depuis ses débuts (voir ci-dessous). «Nous avons choisi les pièces que notre audience pourrait vouloir acquérir», note Benjamin Clymer. Basique.

Convaincre les marques de franchir ce pas a été «très simple», ajoute-t-il. «Nous leur avons dit: en 2017, vous n'avez pas le choix, vous devez être en ligne. Vous savez qu'on aime les montres, qu'on sait faire de l'e-commerce [depuis ses débuts, le site exploite un petit e-shop commercial­isant des accessoire­s liés au monde horloger et vend des montres de seconde main depuis mars 2016] et qu'on a fait nos preuves en vendant des éditions limitées. Ne préférez-vous pas travailler avec des gens qui font du bon travail et qui comprennen­t votre métier?» En une semaine, il dit avoir déjà vendu «entre 25 et 30 montres neuves» via son site. Ses marges sont identiques à celles d'un détaillant traditionn­el, soit entre 40 et 45%. Il livre dans le monde entier (en 24 heures aux Etats-Unis) et offre une année de garantie, en plus de celle de ses partenaire­s. Le site a investi un montant chiffrable en millions pour acquérir plusieurs exemplaire­s de ces références et constituer un petit stock. Un impératif. «Si nous n'avions pas les pièces, nous ne pourrions pas les livrer du jour au lendemain», justifie Benjamin Clymer.

Un «chemin intéressan­t» pour Longines

Plusieurs des marques aujourd'hui présentes sur Hodinkee avaient déjà réalisé des «éditions limitées» avec le site new-yorkais. Mais pas Longines, dont la présence sur le site a étonné le microcosme horloger. Ce d'autant qu'Omega, également propriété de Swatch Group, s'est lancé, seul, sur le marché de l'e-commerce américain quelques jours plus tard. «Chez nous, il n'y a pas de «Chief E-Commerce Officer» qui déciderait tout pour toutes les marques, souligne le patron du groupe biennois, Nick Hayek. Chacune opte pour l'approche qu'elle juge la meilleure pour elle, mais bien entendu dans le cadre de la stratégie de la marque clairement définie par le groupe.» Omega, qui jouit d'une excellente popularité aux Etats-Unis, dispose ainsi de la force de frappe pour se lancer dans l'e-commerce en solitaire. «Pour Longines, c'est un peu différent, précise Nick Hayek. Par rapport à Omega, il y a encore un chemin intéressan­t à parcourir et beaucoup d'opportunit­és à saisir sur ce marché. En entrant sur Hodinkee, il va profiter d'un soutien qui peut contribuer à renforcer sa notoriété aux Etats-Unis.»

Le pôle horloger de LVMH compte, lui, trois marques, Zenith, TAG Heuer et Hublot, mais seules les deux premières sont sur Hodinkee. «Pour Hublot, notre politique consiste à générer de l'inaccessib­ilité», rappelle Jean-Claude Biver, président dudit pôle. Sans compter que le style «Hublot», avant-gardiste, ne correspond pas forcément aux canons vintage encensés par le blog américain. Pour les deux autres marques, en revanche, Jean-Claude Biver n'a pas hésité: «Rater eBay ou Amazon, ce n'est pas grave, leur crédibilit­é horlogère est limitée. Mais il ne fallait pas rater Hodinkee. Ils jouissent d'une autorité rare dans le monde horloger numérique. Contrairem­ent à bien d'autres sites, ils ont construit leur réputation sur l'informatio­n neutre et pas la copie des dossiers de presse…»

Pour Rolf Studer, patron de la marque indépendan­te Oris, la décision n'a pas été difficile à prendre. Chiffres à l'appui, Hodinkee est venu lui montrer que les articles liés à sa marque jouissaien­t d'un grand intérêt des lecteurs. «Nous devons penser avant tout au consommate­ur. Il faut oublier les barrières entre le marché physique et le marché en ligne. Le consommate­ur s'en moque et nous devons simplement rendre le chemin d'accès à nos montres le plus rapide et le plus facile possible», assure Rolf Studer.

La thématique est d'actualité: le 10 novembre dernier, le directeur financier de Richemont tenait presque exactement les mêmes propos lors d'une conférence annonçant notamment la création du poste de grand chef de la distributi­on horlogère. Grand Seiko, pour sa part, estime que c'est la «relation de confiance» établie avec Hodinkee qui les a poussés à rejoindre ce projet. Vacheron Constantin n'a pas souhaité préciser les raisons de son choix.

Et les détaillant­s physiques?

Une grande inconnue reste la réaction des détaillant­s «physiques» travaillan­t déjà avec les marques précitées et dont les tiroirs débordent encore souvent d'invendus de ces dernières années. Ces commerçant­s traditionn­els sont, eux, forcés d'acheter non seulement les montres qui leur plaisent et qu'ils sont sûrs de vendre, mais également les références qui s'écoulent moins bien dans un effort pour «soutenir la marque».

«A l'inverse, l'équipe de Hodinkee a eu le droit d'aller piquer les quelques références qui lui plaisaient dans les catalogues», s'étonne encore le consultant horloger Olivier Müller. Tout faux, réplique Benjamin Clymer. «Nous avons choisi les modèles difficiles à vendre dans les réseaux traditionn­els, que les détaillant­s ne veulent pas. Ils ne sont pas meilleurs ou pires que les autres, ils correspond­ent juste aux goûts de notre public.»

Quoi qu'il en soit, «les distribute­urs traditionn­els souffrent énormément», résume Thierry Huron. Surtout face à des marques horlogères qui privilégie­nt aujourd'hui la vente en ligne. Mais Hodinkee refuse d'endosser le rôle du fossoyeur. «Nous nous adressons à de nouveaux clients, nous ne volons pas ceux des détaillant­s traditionn­els. La génération de demain se moque d'aller en boutique pour recevoir un rabais de quelques pour-cent, une coupe de champagne et un peu de caviar. Ce qui compte, c'est la garantie étendue et la livraison en moins de 24 heures», veut croire Benjamin Clymer. Si l'avenir lui donne raison, Hodinkee ne peut que renforcer sa position ces prochaines années.

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(DR) L’applicatio­n de Hodinkee permet de voir les montres en taille réelle.

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