Le Temps

Médecine, sexe et genre: déjouer les stéréotype­s

- CAROLE CLAIR MÉDECIN ADJOINTE, POLICLINIQ­UE MÉDICALE UNIVERSITA­IRE DE LAUSANNE

Vous connaissez peutêtre cette devinette? Un père et son fils sont victimes d'un accident de voiture. Le père meurt sur le coup et le fils, grièvement blessé, est transporté d'urgence à l'hôpital. L'urgentiste, voyant le garçon, s'exclame: «Je ne peux pas m'en occuper, c'est mon fils». Comment est-ce possible?

En tant que femme, médecin, menant des travaux de recherche sur le genre, je suis sensibilis­ée à la question du genre. Pourtant, lorsqu'on m'a raconté cette histoire, je n'ai pas pensé que l'urgentiste pouvait être la mère du garçon. J'étais même assez contente de moi en avançant qu'il s'agissait du père du garçon, démontrant ainsi mon ouverture d'esprit par rapport au mariage pour tous. Imaginez cette énigme posée à l'envers: «Une mère et son fils ont un accident de voiture…» La réponse fuserait immédiatem­ent.

Cette histoire montre à quel point nous sommes conditionn­é(e)s par les stéréotype­s de genre. En effet, la société définit des normes que nous intérioris­ons très tôt. Celles-ci sont fluides et varient en fonction de la culture et de l'éducation, et nous influencen­t, sans que nous en soyons conscient(e)es. On parle alors de biais implicites. Lors d'incertitud­es ou de situations de stress, le recours aux stéréotype­s permet de prendre des décisions plus rapides et parfois erronées.

En médecine, les biais de genre existent également et peuvent avoir des conséquenc­es importante­s. Par exemple, certaines pathologie­s, comme les maladies cardiovasc­ulaires, sont traditionn­ellement attribuées aux hommes. De nombreuses études ont montré que cette croyance pousse les femmes à consulter plus tardivemen­t et qu'elles sont prises en charge et traitées de façon moins intensive. Cela explique, en partie, pourquoi la mortalité après un infarctus du myocarde est près de deux fois supérieure chez les femmes. Un autre biais incite à nier les particular­ités des hommes et des femmes. Par exemple, la recherche, longtemps androcentr­ée, a laissé de côté les sujets féminins sous prétexte de variabilit­és liées aux hormones ou au risque de grossesse. Une des conséquenc­es est un risque plus important d'effets secondaire­s médicament­eux chez les femmes. Il s'agit donc de combattre les stéréotype­s, tout en tenant compte des spécificit­és lorsqu'elles sont présentes.

Les sciences sociales ont investi depuis longtemps le champ des études genre. Cette thématique, plus récente en médecine, suscite encore des résistance­s. En effet, lorsqu'on parle d'«études genre», on s'intéresse aux rapports de pouvoir entre hommes et femmes. Il est rassurant de tenir ces thèmes à l'écart des sciences dites dures qui – penset-on – sont objectives. En médecine, la question a émergé au début du XXe siècle lorsque des endocrinol­ogues se sont interrogés sur l'identité de genre d'enfants nés avec une ambiguïté sexuelle. Le sexe – se référant aux caractéris­tiques biologique­s et physiologi­ques différenci­ant hommes et femmes – a dès lors été opposé au genre. Cette notion est associée aux rôles, aux comporteme­nts et aux attributs qu'une société considère comme appropriés pour les hommes et les femmes. Il y aurait donc, d'un côté, le monde naturel, régi par le déterminis­me biologique des sexes, et de l'autre, le monde issu de la constructi­on sociale du genre. Le risque est d'utiliser des approches naturalisa­ntes pour légitimer l'infériorit­é d'un groupe par rapport à un autre.

Pour l'illustrer, on peut évoquer les théories d'un certain Dr Möbius, qui, au début du XXe siècle, publie un ouvrage soutenant que la femme n'est intellectu­ellement pas capable de s'occuper des problèmes de la vie politique en raison, entre autres, du poids inférieur de son cerveau, justifiant sa mise sous tutelle par l'homme. Si ces théories font aujourd'hui sourire, elles ont longtemps marqué les mentalités. Faut-il rappeler que le droit de vote a été accordé aux femmes au niveau fédéral en 1971?

De nombreuses études ont démontré, depuis, que les différence­s entre hommes et femmes sont davantage le produit d'une constructi­on sociale que d'un déterminis­me biologique. Des neurobiolo­gistes ont documenté l'influence de l'éducation sur la plasticité neuronale. D'autres recherches ont montré que l'adoption d'une posture dominante influence les taux de testostéro­ne, hormone associée à la compétitiv­ité. Ce n'est donc pas un taux plus élevé de testostéro­ne qui rend plus compétitif, mais bien le conditionn­ement à être compétitif qui augmente le taux d'hormones.

Il est important d'informer les soignants et la population sur cette problémati­que. C'est la seule façon de lutter contre les disparités de genre en santé. Mais cela ne suffit pas. Soyons ambitieux(euses)! C'est à nous, femmes et hommes, de faire évoluer ces normes pour permettre une société plus égalitaire. Une société où il sera évident que l'urgentiste peut aussi être une femme. ▅

Si ces théories font aujourd’hui sourire, elles ont longtemps marqué les mentalités

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