Appleby, au service des fortunes cachées
Le prestigieux cabinet d’avocats, présent dans les paradis fiscaux, est un spécialiste du montage offshore. Qui ne s’inquiète pas toujours de la provenance des fonds de ses riches clients
Une fuite de 6,8 millions de documents confidentiels dévoile le fonctionnement de l’un des plus prestigieux cabinets d’avocats anglosaxons spécialisés dans les activités offshore: Appleby. Ces courriels, fiches clients, avis juridiques et mémos internes ont été obtenus par le quotidien allemand Süddeutsche Zeitung et partagés avec le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ), dont Le Monde est partenaire. Ils offrent une plongée dans les rouages d’un univers invisible: les réseaux d’avocats, de comptables et de banquiers chargés d’administrer les fortunes offshore de leurs riches clients et les stratagèmes fiscaux des plus grandes multinationales.
La firme a été fondée en 1898 aux Bermudes par le major Reginald Appleby. Un homme qui, une fois devenu député au parlement local en 1940, avait vivement critiqué l’introduction d’un impôt sur le revenu dans l’archipel. The Royal Gazette, le quotidien de l’archipel, l’avait d’ailleurs classé dans le camp de ceux qui qualifient cet impôt d’«ultime raffinement de la torture humaine, auquel il faut s’opposer à tout prix». Il faut croire que cela a porté: les Bermudes ne prélèvent toujours aucun impôt sur le revenu.
L’appât du gain
Cent dix-neuf ans plus tard, son cabinet est devenu un des plus respectés. Il se targue de faire partie du «cercle magique» des cabinets offshore les plus chevronnés. Son réseau est tentaculaire. «Vous ressemblez à un monstre, et c’est très bien!» s’exclamait un client dans une étude de satisfaction en 2013. Appleby emploie 470 personnes, dont 60 partenaires associés dans sept «juridictions clés» du monde offshore: les Bermudes, les îles Vierges britanniques, les îles Caïmans, Jersey, Guernesey, l’île de Man, Maurice et les Seychelles.
Une pieuvre mondiale, au point qu’il est impossible de localiser le véritable siège social de l’entreprise. Son patron, Michael O’Connell, est officiellement basé à Jersey. Sur le réseau social professionnel LinkedIn, en revanche, le cabinet se décrivait jusqu’à récemment comme localisé aux Bermudes, là où il a été fondé et où il dispose du plus grand nombre d’employés… Mais cette page renvoie désormais vers l’île de Man, où la holding du groupe est enregistrée. A la suite des questions adressées par l’ICIJ, le gouvernement des Bermudes a, lui, assuré qu’Appleby n’avait pas la nationalité bermudienne, en faisant valoir que l’équipe de direction était en fait installée à Jersey… «Nous sommes une organisation globale avec dix bureaux d’importance égale. Nous n’avons pas de siège social», a finalement assuré la firme dans un communiqué publié quelques jours avant nos révélations. De quoi donner le tournis.
Pour ne rien arranger, Appleby a été divisée en deux en janvier 2016. La branche «fiduciaire», qui gérait trusts, jets privés et actifs de riches particuliers du monde entier, a été rebaptisée «Estera» et revendue à certains des associés. Les deux entreprises sont toutefois restées très proches: elles continuent souvent de partager les mêmes locaux. Contactées par Le Monde et ses partenaires, les deux firmes se sont d’ailleurs défendues de manière similaire en affirmant «respecter toutes les règlements», ne pas faire de «conseil fiscal». Elles se sont ensuite renvoyé la balle sur les questions précises des avoirs de leurs clients.
A l’époque des «Panama Papers», en avril 2016, les professionnels de l’industrie offshore avaient minimisé l’importance de Mossack Fonseca, la firme panaméenne au coeur du scandale, en la décrivant comme un canard boiteux. «Mossack Fonseca représente un des derniers bastions d’un système financier de l’ombre qui cessera rapidement d’exister», écrivait alors le magazine Wealth Management. Dix-huit mois plus tard, les documents internes d’Appleby montrent que même les firmes les plus respectables et soucieuses de leur réputation peinent à lutter contre les fonds d’origine suspecte. Dans un monde bâti sur le secret, l’appât du gain l’emporte souvent sur la prudence.
Une douzaine d’audits
Bien qu’opérant dans différentes juridictions, Appleby est soumise à des règles de «compliance» (conformité) qui s’appliquent peu ou prou à tous les centres financiers. Les firmes offshore doivent notamment identifier précisément les clients qui utilisent leurs services, maintenir une documentation précise et savoir d’où viennent les fonds qui transitent par leur entremise. Plusieurs exemples prouvent que cela n’a pas toujours été le cas chez Appleby.
Peu après la première guerre du Golfe, une commission d’enquête du Sénat américain s’était penchée sur les finances du régime de Saddam Hussein. Son rapport, publié le 29 juin 1993, montrait notamment du doigt une société pétrolière, Crescent Petroleum, soupçonnée d’être une façade pour le pouvoir de Bagdad. Les conclusions du rapport avaient été diffusées en direct aux Etats-Unis, mais les responsables du bureau des Bermudes d’Appleby ne semblent pas l’avoir remarqué.
Crescent Petroleum, contrôlée par l’homme d’affaires Abdul Hamid Dhia Jafar, était cliente d’Appleby depuis 1984. La relation a perduré sans anicroche pendant près de trente ans. Ce n’est que le jour où Crescent Petroleum a sollicité l’aide du cabinet en 2013, pour se restructurer, que les responsables d’Appleby se sont soudain rendu compte du pedigree de leur client – le frère d’Abdul Hamid Dhia Jafar, notamment, n’était autre que le responsable du programme nucléaire irakien. «Nous avons ce client depuis un moment déjà, s’étonnait alors un avocat d’Appleby dans un courriel interne. Comment n’avons-nous pas remarqué cela plus tôt?»
D’autres fortunes ont échappé à la vigilance du cabinet, comme le diamantaire Arye Laniado, directeur et copropriétaire de la firme belge Omega Diamonds. En mai 2013, les médias ont révélé que la société avait versé 160 millions d’euros aux autorités belges pour mettre fin à une enquête pour fraude fiscale et importation illégale de diamants. Omega Diamonds avait nié toute culpabilité et Arye Laniado n’était pas impliqué personnellement.
Mais quelques mois après la révélation de l’affaire, Appleby acceptait deux versements de 5000 dollars du diamantaire. Ce n’est que plus tard, alors qu’Arye Laniado cherchait à ouvrir un nouveau trust, qu’un employé d’Appleby a remarqué les articles sur les déboires judiciaires d’Omega Diamonds…
Patrick Wood, directeur chargé de la conformité d’Appleby, n’a pas apprécié la nouvelle quand il l’a découverte trois mois plus tard. «Il est question d’une structure de trust et ces allégations sont très graves, écrivait-il dans un courriel à ses collègues. Il s’agit de diamants du sang. Pourquoi ne m’a-t-on pas prévenu?» Malgré les réserves du directeur, Appleby a continué à travailler avec Arye Laniado.
Dans leurs opérations quotidiennes, les employés d’Appleby se reposent sur un logiciel censé éviter les erreurs humaines et les aider à repérer sur Internet les clients risqués. Même s’il y a eu des ratés, Appleby a parfois refusé d’entrer en relation avec des clients trop exposés. C’est le cas du Russe Boris Shemyakin, un magnat de l’immobilier. Des articles de presse l’ont dit impliqué dans une fraude, ce qu’il a nié. La firme a également décliné une offre du cabinet d’audit Ernst & Young, qui demandait d’organiser l’achat de deux jets privés à 20 millions de dollars pour les deux fils d’un ancien ministre d’Azerbaïdjan. Contacté par l’ICIJ, Ernst & Young n’a pas souhaité s’en expliquer.
Longue liste de déficiences
Mais plusieurs audits de contrôle externes montrent qu’Appleby n’a pas toujours fait ce qu’il aurait dû pour lutter contre les risques de blanchiment d’argent. De 2005 à 2015, plus d’une douzaine d’audits ont relevé des manquements dans les contrôles internes du cabinet, sur ses sites de l’île de Man, des îles Caïmans, des îles Vierges britanniques, aux Bermudes et à Londres. En 2005, l’autorité monétaire des Bermudes (BMA) a, par exemple, relevé une longue liste de déficiences et exigé de la firme qu’elle mette à jour ses dossiers clients, y compris les copies de passeport, leurs adresses et les informations sur la source de leur fortune. Un an plus tard, un contrôle interne sur 45 fiches clients prises au hasard montrait qu’une seule d’entre elles respectait les directives internes de l’entreprise.
En 2008, un audit des autorités des îles Caïmans critiquait sévèrement le cabinet, et s’inquiétait d’un risque élevé d’«activités frauduleuses». En 2012, le régulateur des îles Vierges britanniques dénonçait, à son tour, les faiblesses des contrôles d’Appleby. Cette succession de mises en garde ne s’est pas révélée très efficace. Lors d’un nouvel audit, en octobre 2014, la BMA découvrait des manquements «de haute importance» dans pas moins de neuf domaines d’activité du cabinet. Près de la moitié (46%) des dossiers clients examinés par le régulateur ne donnaient pas les informations nécessaires sur l’origine des fonds des clients. L’autorité financière observait qu’Appleby ne cherchait pas vraiment les soupçons de blanchiment ou de financement du terrorisme, et qu’elle n’avait pas amélioré ses pratiques après les précédents contrôles.
La direction d’Appleby savait que la répétition de ces manquements l’exposait à des sanctions, mais elle savait aussi que l’affaire ne portait pas vraiment à conséquence. Des documents internes montrent que la firme a provisionné 500000 dollars pour régler une éventuelle amende. La preuve d’une telle sanction n’a jamais été rapportée publiquement, ni par la BMA ni par Appleby. «Il n’y a pas eu de censure», se félicitait un directeur d’Appleby, puisque le régulateur «a accepté de considérer l’affaire comme entièrement privée».
Un porte-parole du régulateur des Bermudes a indiqué à l’ICIJ qu’il ne pouvait pas s’exprimer sur d’éventuelles sanctions imposées à l’époque. La BMA, depuis 2016, publie désormais sanctions et amendes sur Internet. Peu après la révélation des «Panama Papers», en 2016, Appleby avait reçu une offre d’une société d’analyse des risques qui lui proposait une formation continue sur ses contrôles antiblanchiment. La firme avait décliné, puisque ses contrôles étaient déjà «extrêmement robustes», avait-elle répondu.
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Appleby emploie 470 personnes dans sept «juridictions clés» du monde offshore: les Bermudes – ici la capitale Hamilton –, l’île de Man, les îles Vierges britanniques, les îles Caïmans, Jersey et Guernesey, Maurice et les Seychelles.
Appleby se targue de faire partie du «cercle magique» des cabinets offshore les plus chevronnés. Son réseau est tentaculaire