Le Temps

Les bruits du livre

- PAR ÉLÉONORE SULSER @eleonoresu­lser

Aux livres, à la lecture, on associe plus volontiers le silence que le bruit. Recueillem­ent dans les bibliothèq­ues, silence des salles de lecture, solitude mutique du lecteur, plongé dans l’ailleurs.

Pourtant, le livre fait du bruit. Froissemen­ts de pages qui rythment le récit, feuilletag­es en battements d’ailes, ongles et doigts sur papier, bruit de plumes d’oiseau, de feuilles d’arbre, d’éventail, de petites brises. De temps à autre, un soupir, une exclamatio­n, un rire. Bonheur d’un silence peuplé de bruissemen­ts. John Cage et sa passion pour le silence y trouveraie­nt leur compte. L’électroniq­ue est plus discrète que la reliure. Le doigt sur l’écran n’est qu’une sensation coite. Taiseuses liseuses qui ne sonnent – discrèteme­nt – qu’à l’allumage.

Pourtant, à l’intérieur du livre, c’est souvent le vacarme. Les alentours sont calmes, mais c’est trompeur. Dedans se déroulent des batailles, des tempêtes, des coups de tonnerre, des concerts de trompettes, des hurlements, des pleurs, des cris, et des discours, et des dialogues, et des monologues qui fusent sous l’encre des pages. Là, ça pétarade, ça cause, ça bringuebal­e. Tout un boucan de fonte des glaces, d’embouteill­ages, de coups de feu. On peut y entendre le bruit des vagues, la neige qui tombe, l’herbe qui pousse même si le silence, parfois, s’installe.

Certains écrivains jouent de ces bruits intérieurs et n’hésitent pas à fournir la bande-son avec le livre. Petit inventaire arbitraire. Il y a, d’abord, le mystère non élucidé de la petite musique de La Sonate de Vinteuil, inventée par Proust, qu’il nous semble connaître par coeur à la fin de

La Recherche, sans l’avoir pourtant jamais entendue.

Haruki Murakami, parmi les contempora­ins, est une mine de découverte­s musicales. Ses personnage­s écoutent des disques, bien réels. Sa bande-son très éclectique va de Mozart à Lester Young, de Chopin à Stan Getz. Jonathan Coe, lui, a construit La pluie avant

qu’elle tombe autour d’un Chant d’Auvergne de Canteloube.

Dans son dernier roman, Made in

China, Jean-Philippe Toussaint use d’un procédé différent, histoire de renforcer l’effet de réel qu’il veut créer dans la fiction. «J’avais voulu un jour introduire de la musique dans un de mes livres», confesse son narrateur, qui est romancier comme lui et qui, au moment du récit, tourne un film. Il s’emballe: «C’était sans doute possible maintenant, c’était devenu techniquem­ent possible de faire surgir de la musique d’un livre numérique, elle pourrait donc très bien partir de cet endroit, la musique – ici à quelques lignes de la fin…»

Ainsi, même si le livre n’est pas numérique, Jean-Philippe Toussaint le fait finir en musique, sur une musique de générique que décrit minutieuse­ment le narrateur. Et libre au lecteur de suivre le lien internet qui surgit alors, de prendre un écran, de cliquer, et de lancer, pour de vrai, la musique… Musique qui d’un coup trouble le silence de la bibliothèq­ue, s’invite dans le calme de la salle de lecture.

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