Entre Madrid et Barcelone, le choc frontal
Le gouvernement espagnol répond par la mise sous tutelle à la déclaration d’indépendance de la Catalogne. Mais cette reprise en main s’annonce compliquée et risque de se heurter à la rue
Vendredi, les Espagnols ont cru assister à un mauvais film. Avant de se rendre compte, une fois s’être bien frotté les yeux, que le choc frontal entre deux logiques antagonistes semble irrémédiable. A Madrid, dans l’enceinte du Sénat, les membres du gouvernement conservateur de Mariano Rajoy ont applaudi en choeur l’approbation par la chambre haute du parlement (où sa formation dispose de la majorité absolue) de l’article 155 de la Constitution espagnole jamais appliqué en 40 ans de démocratie. En d’autres termes, la mise sous tutelle d’une région «rebelle», la Catalogne. A Barcelone, on entendait aussi des clameurs, cette fois-ci dans le parlement autonome, où la courte majorité séparatiste a approuvé une résolution qui leur ouvre la porte de l’eldorado qu’ils visent depuis 2012: la naissance d’une «République catalane». Cette résolution donne le coup d’envoi à un «processus constituant» devant donc déboucher sur un «Etat nouveau».
En infériorité numérique
Ces deux réalités parallèles se justifient et s’alimentent l’une et l’autre. Chaque camp affirme mordicus que «sa» décision découle de l’agression dont l’adversaire serait l’auteur. Pour le gouvernement de Mariano Rajoy, «il n’y avait pas d’autre solution que d’appliquer l’article 155 pour répondre à la violation de la légalité constitutionnelle» perpétrée par les sécessionnistes. Chez ces derniers, la «DUI» (la déclaration unilatérale d’indépendance, un acronyme entré dans la langue courante) est l’inévitable conséquence de «la répression de l’Etat espagnol» dont l’attitude «punitive» rappelle l’époque de la dictature franquiste.
Pour le malheur de tous, ces deux réalités parallèles ne le sont pas tant que cela, car elles sont appelées à entrer en collision. Dès ce samedi matin, le chef du gouvernement Mariano Rajoy pourra à sa guise prendre le contrôle de toutes les institutions catalanes, à l’exception du parlement qui néanmoins perdra ses fonctions principales. Cette mainmise se fera de façon graduelle dans le temps: la priorité de Madrid est de destituer le président de la région Carles Puigdemont et ses 13 ministres, puis de prendre le commandement des «Mossos d’Esquadra», cette police autonome qui compte 17000 membres, soit trois fois plus que les forces de l’ordre nationales sur place de manière permanente. Ces dernières bénéficient ces jours-ci d’un renfort d’environ 6000 agents.
Avec cet article 155, le pouvoir central dispose d’un arsenal juridique sur mesure pour étouffer la rébellion institutionnelle en Catalogne. Cet article propose des mesures coercitives à la carte: le gouvernant peut ainsi préférer une mise sous tutelle douce ou sévère. Vendredi, à la suite d’une houleuse séance au Sénat, le conservateur Mariano Rajoy a choisi la seconde option. Mais avec des nuances: pas question de prendre le contrôle simultané de l’exécutif, des finances régionales, du centre de télécommunications, de la police autonome, des médias publics ou de l’enseignement. Tout d’abord parce que Madrid ne dispose pas de la capacité logistique pour le faire en peu de temps, et ensuite parce que cette série d’opérations autoritaires provoqueraient certainement des affrontements avec la rue barcelonaise. Deuxième certitude: la priorité des autorités centrales sera le «govern», c’est-àdire le gouvernement séparatiste dirigé par Carles Puigdemont: ce dernier devra être destitué, ainsi que ses ministres régionaux, à la suite de quoi des «experts» et des «gestionnaires» venus de la capitale prendront les manettes des administrations en question. Carles Puigdemont et les siens ont affirmé qu’ils ne se rendraient pas.
Risque de désobéissance civile
Pour le gouvernement Rajoy, soutenu par les socialistes et les centristes libéraux de Ciudadanos, il sera aussi crucial de dominer la police autonome catalane. Déjà, le major de cette police, Josep Lluis Trapero, a été poursuivi en justice par l’Audience nationale à Madrid pour «sédition». Le pouvoir central s’attachera donc à nommer au plus vite un remplaçant. Quoi qu’il arrive, il sera très compliqué pour l’administration Rajoy de mettre en application cet article. Car il se heurte à un risque important de désobéissance civile au sein de ces institutions.
L’entreprise de mise sous tutelle de la Catalogne est aussi rendue plus difficile par le fait que l’Etat espagnol n’y a qu’une place discrète, cette riche région disposant d’une des autonomies les plus généreuses d’Europe. A titre d’exemple, sur les 220000 fonctionnaires sur place, seuls 9% travaillent pour l’administration centrale. «Dans la pratique, souligne l’analyste Ruben Amon, la faiblesse des moyens humains et matériels de Madrid risque de compliquer beaucoup la tâche. Il est fort possible que l’article 155 fasse naufrage dans un territoire hostile, où presque toutes les prérogatives ont, au cours de ces trente dernières années, été transférées vers la Catalogne.» En outre, l’administration Rajoy est faible, puisqu’elle gouverne en minorité et qu’elle dépend des socialistes pour poursuivre la mise sous tutelle de la région rebelle pendant une période de six mois.
«Il est possible que l’article 155 fasse naufrage dans un territoire hostile» RUBEN AMON, ANALYSTE