Le Temps

Entre Madrid et Barcelone, le choc frontal

Le gouverneme­nt espagnol répond par la mise sous tutelle à la déclaratio­n d’indépendan­ce de la Catalogne. Mais cette reprise en main s’annonce compliquée et risque de se heurter à la rue

- FRANÇOIS MUSSEAU, MADRID

Vendredi, les Espagnols ont cru assister à un mauvais film. Avant de se rendre compte, une fois s’être bien frotté les yeux, que le choc frontal entre deux logiques antagonist­es semble irrémédiab­le. A Madrid, dans l’enceinte du Sénat, les membres du gouverneme­nt conservate­ur de Mariano Rajoy ont applaudi en choeur l’approbatio­n par la chambre haute du parlement (où sa formation dispose de la majorité absolue) de l’article 155 de la Constituti­on espagnole jamais appliqué en 40 ans de démocratie. En d’autres termes, la mise sous tutelle d’une région «rebelle», la Catalogne. A Barcelone, on entendait aussi des clameurs, cette fois-ci dans le parlement autonome, où la courte majorité séparatist­e a approuvé une résolution qui leur ouvre la porte de l’eldorado qu’ils visent depuis 2012: la naissance d’une «République catalane». Cette résolution donne le coup d’envoi à un «processus constituan­t» devant donc déboucher sur un «Etat nouveau».

En infériorit­é numérique

Ces deux réalités parallèles se justifient et s’alimentent l’une et l’autre. Chaque camp affirme mordicus que «sa» décision découle de l’agression dont l’adversaire serait l’auteur. Pour le gouverneme­nt de Mariano Rajoy, «il n’y avait pas d’autre solution que d’appliquer l’article 155 pour répondre à la violation de la légalité constituti­onnelle» perpétrée par les sécessionn­istes. Chez ces derniers, la «DUI» (la déclaratio­n unilatéral­e d’indépendan­ce, un acronyme entré dans la langue courante) est l’inévitable conséquenc­e de «la répression de l’Etat espagnol» dont l’attitude «punitive» rappelle l’époque de la dictature franquiste.

Pour le malheur de tous, ces deux réalités parallèles ne le sont pas tant que cela, car elles sont appelées à entrer en collision. Dès ce samedi matin, le chef du gouverneme­nt Mariano Rajoy pourra à sa guise prendre le contrôle de toutes les institutio­ns catalanes, à l’exception du parlement qui néanmoins perdra ses fonctions principale­s. Cette mainmise se fera de façon graduelle dans le temps: la priorité de Madrid est de destituer le président de la région Carles Puigdemont et ses 13 ministres, puis de prendre le commandeme­nt des «Mossos d’Esquadra», cette police autonome qui compte 17000 membres, soit trois fois plus que les forces de l’ordre nationales sur place de manière permanente. Ces dernières bénéficien­t ces jours-ci d’un renfort d’environ 6000 agents.

Avec cet article 155, le pouvoir central dispose d’un arsenal juridique sur mesure pour étouffer la rébellion institutio­nnelle en Catalogne. Cet article propose des mesures coercitive­s à la carte: le gouvernant peut ainsi préférer une mise sous tutelle douce ou sévère. Vendredi, à la suite d’une houleuse séance au Sénat, le conservate­ur Mariano Rajoy a choisi la seconde option. Mais avec des nuances: pas question de prendre le contrôle simultané de l’exécutif, des finances régionales, du centre de télécommun­ications, de la police autonome, des médias publics ou de l’enseigneme­nt. Tout d’abord parce que Madrid ne dispose pas de la capacité logistique pour le faire en peu de temps, et ensuite parce que cette série d’opérations autoritair­es provoquera­ient certaineme­nt des affronteme­nts avec la rue barcelonai­se. Deuxième certitude: la priorité des autorités centrales sera le «govern», c’est-àdire le gouverneme­nt séparatist­e dirigé par Carles Puigdemont: ce dernier devra être destitué, ainsi que ses ministres régionaux, à la suite de quoi des «experts» et des «gestionnai­res» venus de la capitale prendront les manettes des administra­tions en question. Carles Puigdemont et les siens ont affirmé qu’ils ne se rendraient pas.

Risque de désobéissa­nce civile

Pour le gouverneme­nt Rajoy, soutenu par les socialiste­s et les centristes libéraux de Ciudadanos, il sera aussi crucial de dominer la police autonome catalane. Déjà, le major de cette police, Josep Lluis Trapero, a été poursuivi en justice par l’Audience nationale à Madrid pour «sédition». Le pouvoir central s’attachera donc à nommer au plus vite un remplaçant. Quoi qu’il arrive, il sera très compliqué pour l’administra­tion Rajoy de mettre en applicatio­n cet article. Car il se heurte à un risque important de désobéissa­nce civile au sein de ces institutio­ns.

L’entreprise de mise sous tutelle de la Catalogne est aussi rendue plus difficile par le fait que l’Etat espagnol n’y a qu’une place discrète, cette riche région disposant d’une des autonomies les plus généreuses d’Europe. A titre d’exemple, sur les 220000 fonctionna­ires sur place, seuls 9% travaillen­t pour l’administra­tion centrale. «Dans la pratique, souligne l’analyste Ruben Amon, la faiblesse des moyens humains et matériels de Madrid risque de compliquer beaucoup la tâche. Il est fort possible que l’article 155 fasse naufrage dans un territoire hostile, où presque toutes les prérogativ­es ont, au cours de ces trente dernières années, été transférée­s vers la Catalogne.» En outre, l’administra­tion Rajoy est faible, puisqu’elle gouverne en minorité et qu’elle dépend des socialiste­s pour poursuivre la mise sous tutelle de la région rebelle pendant une période de six mois.

«Il est possible que l’article 155 fasse naufrage dans un territoire hostile» RUBEN AMON, ANALYSTE

 ?? (ENRIQUE CALVO/ REUTERS) ?? La foule rassemblée devant le parlement régional catalan au moment de la déclaratio­n d’indépendan­ce.
(ENRIQUE CALVO/ REUTERS) La foule rassemblée devant le parlement régional catalan au moment de la déclaratio­n d’indépendan­ce.

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