Le Temps

Gilles Privat dans la peau de Cyrano au Théâtre de Carouge

- PAR ALEXANDRE DEMIDOFF @alexandred­mdff

Interprète phénoménal, le Suisse Gilles Privat s’apprête à incarner le plus mélancoliq­ue des flambeurs, au Théâtre de Carouge dès mardi. Entre la cape et le nez, il raconte son face-à-face avec le rôle des rôles

Vous lui tombez dessus comme la grêle. Cerné par deux coiffeuses, riant comme un gamin, Gilles Privat ne vous attendait pas. Pas tout de suite, du moins. Devant son miroir, l’acteur genevois est en pleine mue: la matinée s’achève en queue de poisson et il se prépare à devenir Cyrano de Bergerac; dans deux heures, il répétera, mais pour le moment il s’amuse de sa transforma­tion, un petit coup de pinceau ici, oui là, à la racine des cheveux.

A cet instant, dans la chrysalide du Théâtre de Carouge, Gilles Privat est foireur. Le lunaire a des envies de blagues et des fous rires en réserve. Il se débat depuis des mois avec le rôle des rôles, un blase éléphantes­que, une «pistolétad­e» de mots, mais là, il galèje en bon camarade. Dans la glace, son visage s’écarquille et vous y traquez vos souvenirs. Vous l’avez vu tant de fois sur les planches, à Genève, Lausanne ou Paris, funambules­que sur la corniche du spleen, burlesque jusqu’à la pochade, enraciné dans le secret de nos tragédies. Gilles Privat n’est pas seulement un interprète à courants multiples, c’est, pour le spectateur, un ami qui fait du bien.

Mais évitez de lui dire qu’à 58 ans, il est l’un des plus grands comédiens de sa génération. Il bredouille­ra, pivoine d’un coup, et il en perdra son chapelet d’alexandrin­s, ces piécettes frimeuses jusqu’au grandiose qu’Edmond Rostand a fabriquées, comme un pied de nez à Victor Hugo l’auguste, comme un feu de Bengale romantique, au crépuscule des années 1890.

Gilles Privat est une pâte à modeler nos ridicules, nos fragilités. Ça lui vaut d’être engagé par des maîtres de la scène, Benno Besson naguère, Matthias Langhoff, Alain Françon, etc. Des pactes qui durent. Comme celui que Jean Liermier, directeur du Théâtre de Carouge, a signé avec lui. Sous sa direction, Gilles Privat a été Arnolphe, ce coq malfaisant qui se verrait bien convoler avec la petite Agnès dans L’Ecole des

femmes; puis Argan dans Le Malade imaginaire. Et à présent, il s’apprête à soupirer au balcon de Roxane l’inaccessib­le, à lui écrire, au nom de son rival, le beau Christian, des lettres qui sont des oriflammes.

«Alors, Gilles Privat, pourquoi Cyrano?» Dans la loge, la tirade n’est pas de mise. «Vous voyez, ça, c’est le nez. Je me fais peur quand je le mets. Mais quand Jean Liermier m’a proposé ce rôle, je n’ai pas hésité, c’était trop tentant. Il y a tout dans ce personnage, la laideur, la passion, le panache, la folie.»

Qui est Cyrano? Ah, vous commencez comme ça… Je vous répondrai mardi, le soir de la première. La première chose que Jean Liermier m’a dite, c’est qu’il était taiseux. J’ai trouvé ça intéressan­t, parce que c’est quand même l’un des personnage­s les plus loquaces du répertoire. Je crois que Cyrano est sombre et triste, que ça le bouffe d’être si laid. Alors, il revêt le masque du brio. Pour être vrai en somme, il doit passer par ce masque, ce qui est une idée magnifique­ment théâtrale.

Qu’est-ce qui l’anime? Roxane, celle qui est trop belle pour lui. Et la détestatio­n des compromiss­ions. Cyrano a cette folie d’interrompr­e un spectacle parce qu’il juge l’acteur vedette trop mauvais. Avant vous, de grands interprète­s ont laissé leurs marques sur le rôle, Jacques Weber, JeanPaul Belmondo, Gérard Depardieu. Ça vous tétanise?

J’espère simplement arriver à jouer le rôle jusqu’au bout, sans penser à mes prédécesse­urs. Cyrano, c’est comme une montagne. Je ne prétends pas arriver au sommet, mais je voudrais dépasser les derniers sapins pour avoir une belle vue.

Le rôle est écrasant, les tirades affolantes.

Comment assimile-t-on cette matière? J’ai commencé début avril, chez moi à Montreuil. Je me suis mis devant ma table et j’ai dit les alexandrin­s à voix haute. C’est toujours comme ça, chez moi, ça doit passer par l’oralité. J’y ai mis le moins d’intentions possible pour ne pas prendre des habitudes. En juillet, je connaissai­s mon texte. Il est long, mais moins difficile que certains dialogues réalistes. La beauté de sa langue, la musique du vers aident. Comment est-ce qu’on construit ensuite le rôle?

Il y a les indication­s que Jean Liermier nous a données, un contexte qu’il voulait plus proche de nous. Les fameuses scènes de guerre sont ici transposée­s dans un espace qui évoque les tranchées de 14-18. Il nous a lu des lettres de poilus, mais aussi le reportage d’un journalist­e en Syrie. De mon côté, je me suis plongé dans la correspond­ance du vrai Cyrano, ce poète du XVIIe siècle. Et j’ai eu l’impression d’accéder à sa fantaisie. Il y a une lettre de lui sublime, où il décrit le reflet d’arbres dans un lac, celui aussi d’un rossignol qui se retrouve ainsi mêlé à des brochets.

Quel est le corps de Cyrano? Il n’est pas dépressif, il est en mouvement tout le temps. C’est un combattant. A propos de l’oncle Vania de Tchekhov que j’ai joué, Alain Françon m’avait dit: «C’est un homme en colère et un poète.» Cyrano est ainsi. Je crois qu’on joue toujours le même rôle. Alors vous êtes un poète en colère?

Je suis juste un petit comédien. Non, non, ce n’est pas de la fausse modestie. Il m’a fallu faire beaucoup de théâtre pour apprendre à me mettre en colère. Notre métier consiste à tenter d’être vrai dans une maison qu’on n’a pas construite soi-même, de faire comme si on était chez soi. Cyrano est un homme d’épée, un bretteur. A priori, ce n’est pas votre registre…

Oui, j’ai dû apprendre. Je ne me suis jamais battu dans ma vie et ai encore moins tenu une épée. Mais nous avons beaucoup travaillé avec un maître d’armes renommé, Pavel Jancik. Il m’a appris non des positions orthodoxes, parce que Cyrano ne l’est pas, même dans sa façon de combattre, mais à maîtriser quelques bases d’escrime. J’ose espérer que je suis crédible. Ça fait partie de la métamorpho­se du corps. Vous avez fait partie de la Comédie-Française dans les années 1990. Vous avez joué Falstaff, Vania, Argan, Arnolphe, Cyrano à présent… C’est ce qu’on appelle le talent, non? C’est une histoire de chance, croyez-moi. Tous ces rôles, c’est dingue. Ma chance, «Plus on a une approche tragique du rôle, plus on est drôle» c’est qu’Alain Françon, Jean Liermier, Matthias Langhoff me soient fidèles. Je me demande juste quand est-ce qu’on va se rendre compte que je suis un acteur nul. Jusqu’à présent, je cache bien mon jeu.

Mais vous exagérez! Je traverse des périodes de doute que vous n’imaginez pas. Alors d’accord, si on ne doute pas, on n’y arrive pas… Mais la souffrance de la création, ça existe.

Vous avez une fibre comique pourtant… On le dit. J’ai toujours pensé que plus on est tragique dans son approche d’un rôle, plus on est drôle.

Quel est votre vrai âge, celui que vous avez

l’impression d’avoir aujourd’hui? J’ai toujours eu entre 15 et 16 ans, je ne me suis jamais senti vraiment adulte. A l’époque, à Genève où j’ai grandi, je voulais être ornitholog­ue. Je ne dirais pourtant pas que c’est la période la plus gaie de ma vie. J’étais amoureux et ça ne marchait pas. J’étais déjà Cyrano. J’ai été bien plus heureux après. Est-ce qu’il y a un livre qui a changé votre adolescenc­e? Sans hésiter, Zorba le Grec, de Nikos

Kazantzaki­s. J’étais tourmenté, j’avais des questions existentie­lles et ce livre-là disait qu’il fallait vivre, sentir, aimer, danser. A la fin, Zorba lance au narrateur: «J’ai trouvé une pierre verte, viens.»

L’auteur qui vous accompagne? Peter Handke, que j’ai joué il y a deux ans, a écrit un livre qui s’appelle Hier en chemin, des notes de voyages, des pensées au fil des paysages. Mais s’il fallait vous citer un seul livre, ce serait Vie et Destin du Russe Vassili Grossman. Le passage de Cyrano qui vous bouleverse?

Certains jours, c’est la scène du balcon, quand il parle à Roxane à la place de Christian. D’autres, c’est l’épilogue, quand il dit à sa bien-aimée: «Je vous dois d’avoir eu, tout au moins, une amie./Grâce à vous une robe a passé dans ma vie.» Il m’a fallu du temps pour jouer ce dernier acte sans pleurer. C’est peut-être un effet de l’âge: les rôles m’émeuvent de plus en plus.

«Cyrano de Bergerac», Théâtre de Carouge (GE), du ma 31 oct. au ve 1er déc. Loc. 022 343 43 43 et Théâtre de Carouge. tcag.ch

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(DAVID WAGNIÈRES) Gilles Privat, dans sa loge, à l’heure des métamorpho­ses: «Le metteur en scène Benno Besson disait que l’acteur est comme le nourrisson, il apprend la vie en jouant. C’est ce que j’essaie de faire avec Cyrano.»
 ?? (DAVID WAGNIÈRES) ?? Le chapeau de mousquetai­re, le nez éléphantes­que, l’épée, autant d’attributs du sujet Cyrano: «Au départ, nous avions imaginé un nez tombant, raconte Gilles Privat, mais c’était trop triste. Nous l’avons donc redressé pour lui donner un air plus...
(DAVID WAGNIÈRES) Le chapeau de mousquetai­re, le nez éléphantes­que, l’épée, autant d’attributs du sujet Cyrano: «Au départ, nous avions imaginé un nez tombant, raconte Gilles Privat, mais c’était trop triste. Nous l’avons donc redressé pour lui donner un air plus...
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