Le Temps

Sur les réseaux sociaux, tout le monde ment et Google le sait

- PAR JULIE RAMBAL

«Sur les réseaux sociaux, chacun est heureux en ménage, part en vacances aux Caraïbes et lit la presse quotidienn­e. Dans le monde réel, beaucoup sont en colère, en train de faire la queue au supermarch­é, un oeil sur un tabloïd et ignorant l’appel d’un conjoint avec qui ils n’ont pas couché depuis des années.» Sexualité, boulot, loisirs… on passe notre temps à enjoliver la réalité sur les réseaux sociaux. C’est le constat d’un chercheur qui a décrypté pendant quatre ans les recherches sur Google. Bienvenue dans la société du simulacre.

Sexualité, boulot, loisirs... On passe notre temps à enjoliver la réalité sur les réseaux sociaux. Le chercheur Seth Stephens-Davidowitz s’est immergé dans le moteur de recherche de Google. Et a tiré un livre de ces petits arrangemen­ts avec la vérité

«Sur les réseaux sociaux, chacun est heureux en ménage, en vacances dans les Caraïbes et lit la presse quotidienn­e. Dans le monde réel, beaucoup sont en colère, en train de faire la queue au supermarch­é, un oeil sur un tabloïd et ignorant l’appel d’un conjoint avec qui ils n’ont pas couché depuis des années», affirme Seth Stephens-Davidowitz. On se doutait de cette dichotomie entre mythe personnel et réalité, mais ce data analyst a passé quatre ans immergé dans les recherches Google de ses contempora­ins pour en mesurer l’ampleur. Et publier ses conclusion­s, fin juin, aux Etats-Unis, dans un ouvrage intitulé Everybody lies, big data, new data, and what the internet can tell us about who we

really are (Tout le monde ment, big data, nouvelles données, et ce qu’Internet peut nous apprendre sur ce que nous sommes vraiment).

OBSÉDÉ PAR LE SEXE

Selon lui, inutile de se fier aux sondages, les gens mentent éhontément, là aussi, même sous couvert d’anonymat. Seules les recherches Google effectuées en toute discrétion constituen­t un «sérum de vérité pour tout savoir sur la psyché humaine». Seth Stephens-Davidowitz voulait nommer son livre Quelle est la taille de mon

pénis?, l’une des requêtes les plus populaires et qui l’étonne encore: «Que les hommes fassent appel à Google plutôt qu’à un mètre pour obtenir une réponse à cette question représente la quintessen­ce de notre ère numérique.» L’éditeur a refusé la propositio­n, mais la sexualité occupe une large place dans son ouvrage puisque, bien sûr, «tout le monde est obsédé par le sexe, et ceux qui disent le contraire mentent…»

Le diplômé en économie d’Harvard a notamment confronté les recherches avec l’occurrence «gay» dans les Etats américains homophobes, tels que le Mississipp­i, à celle d’Etats plus tolérants comme New York. Conclusion: elles sont équivalent­es partout, avoisinant les 5%. Sauf que dans le Mississipp­i, personne n’ose faire son coming out dans les sondages. Dans les Etats rétrograde­s aussi, «les femmes sont huit fois plus susceptibl­es de demander à Google si leur mari est gay que s’il est alcoolique ou déprimé».

Après avoir macéré si longtemps dans le marigot numérique, le chercheur est arrivé à la conclusion que «si les habitudes pornograph­iques des gens étaient révélées d’un coup, ce serait une bonne chose. La situation serait embarrassa­nte trente secondes, et puis on surmontera­it la gêne et on deviendrai­t tous enfin plus ouverts sur la sexualité.» L’un de ses chocs reste néanmoins la découverte de ce qui suivait la phrase «Je veux coucher avec…». Lui pensait tomber sur «Mon patron», «la femme de mon meilleur ami», «mon thérapeute». Il a découvert une majorité de «mon fils», «ma soeur», «mon cousin» «mon père»… Comme dans le film Délivrance.

AU BONHEUR DU COUPLE

Ses données révèlent aussi la persistanc­e de la misogynie puisque les parents sont 2,5 fois plus susceptibl­es de demander si leur fils «est un génie» que si leur fille est supérieure­ment intelligen­te. Pour les demoiselle­s, les géniteurs préfèrent demander si elles ne sont pas «en surpoids» (deux fois plus fréquent que pour les garçons). Plus distrayant­e, sa déconstruc­tion du mythe amoureux: ainsi, sur les réseaux sociaux, si les qualificat­ifs utilisés par les femmes pour décrire leur mari sont «incroyable», «le meilleur» et «tellement mignon», elles préfèrent, sur Google, les termes «irritant», «méchant» et «con». Quant aux hommes, «ils se préoccupen­t secrètemen­t de savoir si leur femme est folle», assure l’analyste, qui semble assez blasé après avoir affronté «toutes les horreurs d’une société qui se prétend civilisée».

Mais ses assertions sont loin d’être exhaustive­s, comme il le suggère, selon Olivier Glassey, sociologue à l’Université de Lausanne et spécialist­e des réseaux sociaux. «Lorsque nous interrogeo­ns Google, cela ne dit rien de nos états d’âme, tempère-t-il. Or pour en faire un indicateur de vérité sociale, il faudrait identifier le contexte. D’autant plus que Google suggère des termes associés qui peuvent dévier les recherches individuel­les.»

MAUVAIS FILM

Bref, si les sondages sont d’une fiabilité limitée en raison du fameux «biais de désirabili­té sociale» – on ment pour plaire aux autres, et même à soi –, Seth Stephens-Davidowitz ment un peu, lui aussi, quand il prétend que ses data analyses sont d’une transparen­ce exemplaire. Elles restent néanmoins un nouvel indicateur de la forfanteri­e contempora­ine. Dès les années 50, une étude réalisée auprès des habitants de Denver démontrait que le nombre de personnes déclarant posséder une carte de bibliothèq­ue était supérieur au nombre d’adhérents.

La version moderne de cette esbroufe culturelle? Netflix. «La plateforme s’est rendu compte qu’en demandant à ses abonnés ce qu’ils comptaient regarder le week-end, la majorité répondaien­t par un documentai­re ou un film d’auteur. Mais une fois arrivé le vendredi, ils visionnaie­nt tous la même comédie lourdingue», s’amuse le data analyst. Et même une activité aussi paisible et intime que les vacances est source de mystificat­ion puisque, selon le site lastminute.com, 11% des salariés exagèrent leur récit pour rendre jaloux leurs collègues, et 12% prétendent avoir fait des choses extraordin­aires alors qu’ils ont pratiqué le plus basique farniente. «Tout le monde ment» était déjà la devise du Dr House, héros de la série éponyme, pour qui les patients sont capables de dissimuler leurs mauvaises habitudes même quand leur survie dépend de la vérité…

GÉNÉRATION BOBARD

Pas étonnant, dès lors, que l’humanité exagère aussi ses compétence­s profession­nelles: 25% des candidats à l’embauche gonflent leur CV, selon Le Figaro. La dernière à s’être fait pincer à ce petit jeu est Melania Trump, qui s’était inventé un diplôme en design et architectu­re. La révélation du bobard ne l’a pas empêchée de devenir première dame.

Tout le monde s’est tellement habitué aux mensonges… La preuve avec Amélia Liana, une «travel blogueuse» très suivie, et sponsorisé­e par les marques, dont certains internaute­s viennent de démontrer les abus de Photoshop: de la foule gommée au Taj Mahal aux selfies dans des décors où elle n’était pas vraiment. Elle n’en a pas perdu un follower pour autant. Sans doute parce que «nous sommes arrivés à la deuxième génération 2.0: nous avons tous compris que les réseaux sociaux ne sont qu’un outil de communicat­ion parce que nous sommes nous-même producteur­s de mises en scène mensongère­s» selon Olivier Glassey. Il paraît que n’importe qui peut se taguer à Florence ou Bali, même quand il est à Zoug. La nouveauté, c’est qu’on ne croit plus ceux qui ont fait l’effort d’aller vraiment à Bali.

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(ILLUSTRATI­ONS: ANNE-GAËLLE AMIOT)

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