QUAND J. C. OATES LISAIT «ALICE AU PAYS DES MERVEILLES»
Dans «Paysage perdu», la romancière américaine évoque pour la première fois une enfance et une adolescence, parmi les coqs et les mulets
Une photo en noir et blanc, prise le 14 mai 1941. Assise contre sa mère sur la terre battue, une gamine de 3 ans batifole avec un chaton près d'une modeste ferme de Millersport, à l'ouest de l'Etat de New York. Cette gamine, c'est Joyce Carol Oates, qui rechignait depuis longtemps à évoquer son enfance et son adolescence, documents à l'appui. Elle s'y est enfin résolue pour signer
Paysage perdu, des confessions où l'on comprend pourquoi la littérature lui a tendu les bras dès son plus jeune âge. A l'époque, elle ignore encore tout des préoccupations des adultes et préfère se blottir sous l'aile d'une mère aux petits soins et d'un père rocambolesque, aussi généreux que macho, toujours prêt à frimer aux commandes du bimo- teur qu'il loue le dimanche, quitte à ruiner la famille. Autre présence providentielle, à Millersport, un grand-père bien-aimé, ex-forgeron aux poumons mités par la limaille de fer de la fonderie voisine.
UNE ILLUMINATION
Quand Joyce Carol Oates trempe sa madeleine dans les jouvences de ses premières années, parmi les coqs et les mulets, on croirait vagabonder dans quelque pays des merveilles. Mais c'est à 9 ans, en 1947, qu'elle pénétrera vraiment dans cet univers à la fois enchanté et inquiétant, après avoir reçu Les Aventures d’Alice,
une véritable illumination qui, dit-elle, a décidé de sa vocation d'écrivain. Ce qu'elle doit à ce livre? «Non seulement une grande partie de mon enthousiasme pour l'écriture, mais aussi une façon de percevoir le monde comme un spectacle indéchiffrable, fondamentalement absurde et fascinant.» Après, elle ne cessera plus de dévorer les auteurs qui lui tomberont sous la main, comme si sa vie en dépendait. Avec, chaque jour, un besoin quasi compulsif de se précipiter à l'école, qui devint pour elle une sorte de sanctuaire – «un monde parallèle précieux que j'opposais à la brutalité illettrée existant à l'extérieur».
Très vite, la fillette griffonne des contes, annote ses livres de chevet, s'acclimate à la poésie, alors que l'après-guerre dépose ses séquelles sur la terre américaine: toutes ces années mises en scène par Edward Hopper, avec une nation qui piétine sous les vérandas des maison de bois, sans savoir ce que lui réserve le destin. Quelle enfant était-elle, celle qui chaparde ses souvenirs dans ces pages aux allures de boîte de Pandore? «J'étais solitaire et secrète, un oeil, une oreille, un centre de conscience d'une curiosité incessante.»
Aussi sera-t-elle bientôt attirée par l'insolite lorsqu'elle s'aventurera au large de la ferme, dans un no man's land de ruines abandonnées au bord d'un marécage pestilentiel où la moindre chute peut lui être fatale. Un «rituel sacré», ditelle, et autant de scénarios d'épouvante que l'on retrouvera plus tard dans ses romans. Autre occasion de se faire peur, cette chaumière sortie des contes des frères Grimm qui la fait frémir parce qu'un tortionnaire s'y cache, comme dans l'un de ses meilleurs livres, Mudwoman, écrit six décennies plus tard.
DEVENIR SOMNAMBULE
Mais le mystère, c'est également la question de Dieu, vite accueilli par l'adolescente, et aussi vite renvoyé à ses pénates au moment où elle reçoit, pour ses 14 ans, sa première Remington portable – promesse d'une tout autre vocation. Sous le signe de Nietzsche, cette fois, qui vient d'embraser son âme. «Combien de récits et de poèmes sont nés de l'ennui des bancs d'églises! En désespoir de cause, l'écrivain catholique apprend jeune à moissonner l'imagination là où il peut, à la barbe de ceux qui voudraient nous prendre à leurs filets et nous retenir prisonniers», s'exclame Joyce Carol Oates, qui raconte aussi comment on devient somnambule lorsque, la nuit, le goût du mystère – encore lui – vous pousse à vous glisser hors de la maison afin de vous «nourrir de ténèbres» et de faire parler les fantômes.
TARTUFES ET PRÉCIEUSES RIDICULES
Et c'est à l'époque où elle découvre Hemingway, au mitan des années 1950, que Joyce Carol Oates apprend le suicide d'une de ses amie les plus chères, un traumatisme qu'elle ne pourra jamais effacer de sa mémoire, avec son fardeau de culpabilité et de remords. Pas possible non plus de surmonter la tragique naissance de sa «soeur perdue», Lynn Ann, sa cadette de dix-huit ans, une handicapée mentale «qui ne devrait jamais prononcer un seul mot cohérent». Des souvenirs insupportables, poursuit la romancière, «quand ma soeur déchirait les pages des livres avec les poings ou avec les dents. Elle poussait des cris étranglés suraigus ou grognait de douleur et de désespoir.»
Lorsque l'on démolira la vieille ferme de Millersport, Joyce Carol Oates prendra son envol vers l'université. A Madison, d'abord, petit cénacle grouillant de tartufes et de précieuses ridicules, comme chez David Lodge. Puis à Detroit, une ville marquée au fer rouge par les inégalités sociales et les émeutes raciales. Plus question de rester sur la touche: désormais, l'oeuvre de la romancière ne cessera plus d'être un pugilat avec la vérité, afin de tenir en éveil la capacité d'indignation de ses lecteurs.
Et si les écrivains sont des «déchiffreurs d'indices», des êtres à l'affût du moindre non-dit, Joyce Carol Oates en donne une démonstration éclatante dans Paysage perdu, des Mémoires où l'on voit une oeuvre colossale – près de 100 titres – germer dans l'étroit berceau de ses jeunes années. Avec ce commentaire: «Au commencement, nous sommes des enfants imaginant des fantômes qui nous effraient. Peu à peu, au cours de nos longues vies, nous devenons nous-mêmes ces fantômes, hantant les paysages perdus de notre enfance.»