Le Temps

QUAND J. C. OATES LISAIT «ALICE AU PAYS DES MERVEILLES»

- PAR ANDRÉ CLAVEL @clavela45

Dans «Paysage perdu», la romancière américaine évoque pour la première fois une enfance et une adolescenc­e, parmi les coqs et les mulets

Une photo en noir et blanc, prise le 14 mai 1941. Assise contre sa mère sur la terre battue, une gamine de 3 ans batifole avec un chaton près d'une modeste ferme de Millerspor­t, à l'ouest de l'Etat de New York. Cette gamine, c'est Joyce Carol Oates, qui rechignait depuis longtemps à évoquer son enfance et son adolescenc­e, documents à l'appui. Elle s'y est enfin résolue pour signer

Paysage perdu, des confession­s où l'on comprend pourquoi la littératur­e lui a tendu les bras dès son plus jeune âge. A l'époque, elle ignore encore tout des préoccupat­ions des adultes et préfère se blottir sous l'aile d'une mère aux petits soins et d'un père rocamboles­que, aussi généreux que macho, toujours prêt à frimer aux commandes du bimo- teur qu'il loue le dimanche, quitte à ruiner la famille. Autre présence providenti­elle, à Millerspor­t, un grand-père bien-aimé, ex-forgeron aux poumons mités par la limaille de fer de la fonderie voisine.

UNE ILLUMINATI­ON

Quand Joyce Carol Oates trempe sa madeleine dans les jouvences de ses premières années, parmi les coqs et les mulets, on croirait vagabonder dans quelque pays des merveilles. Mais c'est à 9 ans, en 1947, qu'elle pénétrera vraiment dans cet univers à la fois enchanté et inquiétant, après avoir reçu Les Aventures d’Alice,

une véritable illuminati­on qui, dit-elle, a décidé de sa vocation d'écrivain. Ce qu'elle doit à ce livre? «Non seulement une grande partie de mon enthousias­me pour l'écriture, mais aussi une façon de percevoir le monde comme un spectacle indéchiffr­able, fondamenta­lement absurde et fascinant.» Après, elle ne cessera plus de dévorer les auteurs qui lui tomberont sous la main, comme si sa vie en dépendait. Avec, chaque jour, un besoin quasi compulsif de se précipiter à l'école, qui devint pour elle une sorte de sanctuaire – «un monde parallèle précieux que j'opposais à la brutalité illettrée existant à l'extérieur».

Très vite, la fillette griffonne des contes, annote ses livres de chevet, s'acclimate à la poésie, alors que l'après-guerre dépose ses séquelles sur la terre américaine: toutes ces années mises en scène par Edward Hopper, avec une nation qui piétine sous les vérandas des maison de bois, sans savoir ce que lui réserve le destin. Quelle enfant était-elle, celle qui chaparde ses souvenirs dans ces pages aux allures de boîte de Pandore? «J'étais solitaire et secrète, un oeil, une oreille, un centre de conscience d'une curiosité incessante.»

Aussi sera-t-elle bientôt attirée par l'insolite lorsqu'elle s'aventurera au large de la ferme, dans un no man's land de ruines abandonnée­s au bord d'un marécage pestilenti­el où la moindre chute peut lui être fatale. Un «rituel sacré», ditelle, et autant de scénarios d'épouvante que l'on retrouvera plus tard dans ses romans. Autre occasion de se faire peur, cette chaumière sortie des contes des frères Grimm qui la fait frémir parce qu'un tortionnai­re s'y cache, comme dans l'un de ses meilleurs livres, Mudwoman, écrit six décennies plus tard.

DEVENIR SOMNAMBULE

Mais le mystère, c'est également la question de Dieu, vite accueilli par l'adolescent­e, et aussi vite renvoyé à ses pénates au moment où elle reçoit, pour ses 14 ans, sa première Remington portable – promesse d'une tout autre vocation. Sous le signe de Nietzsche, cette fois, qui vient d'embraser son âme. «Combien de récits et de poèmes sont nés de l'ennui des bancs d'églises! En désespoir de cause, l'écrivain catholique apprend jeune à moissonner l'imaginatio­n là où il peut, à la barbe de ceux qui voudraient nous prendre à leurs filets et nous retenir prisonnier­s», s'exclame Joyce Carol Oates, qui raconte aussi comment on devient somnambule lorsque, la nuit, le goût du mystère – encore lui – vous pousse à vous glisser hors de la maison afin de vous «nourrir de ténèbres» et de faire parler les fantômes.

TARTUFES ET PRÉCIEUSES RIDICULES

Et c'est à l'époque où elle découvre Hemingway, au mitan des années 1950, que Joyce Carol Oates apprend le suicide d'une de ses amie les plus chères, un traumatism­e qu'elle ne pourra jamais effacer de sa mémoire, avec son fardeau de culpabilit­é et de remords. Pas possible non plus de surmonter la tragique naissance de sa «soeur perdue», Lynn Ann, sa cadette de dix-huit ans, une handicapée mentale «qui ne devrait jamais prononcer un seul mot cohérent». Des souvenirs insupporta­bles, poursuit la romancière, «quand ma soeur déchirait les pages des livres avec les poings ou avec les dents. Elle poussait des cris étranglés suraigus ou grognait de douleur et de désespoir.»

Lorsque l'on démolira la vieille ferme de Millerspor­t, Joyce Carol Oates prendra son envol vers l'université. A Madison, d'abord, petit cénacle grouillant de tartufes et de précieuses ridicules, comme chez David Lodge. Puis à Detroit, une ville marquée au fer rouge par les inégalités sociales et les émeutes raciales. Plus question de rester sur la touche: désormais, l'oeuvre de la romancière ne cessera plus d'être un pugilat avec la vérité, afin de tenir en éveil la capacité d'indignatio­n de ses lecteurs.

Et si les écrivains sont des «déchiffreu­rs d'indices», des êtres à l'affût du moindre non-dit, Joyce Carol Oates en donne une démonstrat­ion éclatante dans Paysage perdu, des Mémoires où l'on voit une oeuvre colossale – près de 100 titres – germer dans l'étroit berceau de ses jeunes années. Avec ce commentair­e: «Au commenceme­nt, nous sommes des enfants imaginant des fantômes qui nous effraient. Peu à peu, au cours de nos longues vies, nous devenons nous-mêmes ces fantômes, hantant les paysages perdus de notre enfance.»

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Auteur | Joyce Carol Oates Titre | Paysage perdu. Jeunesse d’un écrivain
Traduction | De l’anglais (Etats-Unis) par Claude Seban Editeur | Philippe Rey
Pages | 430 Etoiles | ✶✶✶✶✶
Genre | Mémoires Auteur | Joyce Carol Oates Titre | Paysage perdu. Jeunesse d’un écrivain Traduction | De l’anglais (Etats-Unis) par Claude Seban Editeur | Philippe Rey Pages | 430 Etoiles | ✶✶✶✶✶
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(DUSTIN COHEN/PHILIPPE REY)

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