Le Temps

LE CORBEAU ET LE PAYSAN

- PAR CAROLINE STEVAN @CarolineSt­evan Anne Golaz: «Corbeau», textes d’Anne Golaz et Antoine Jaccoud, Ed. Mack, 196 pages, 84 images en couleurs et 37 noir et blanc, 23 x 29 cm. Existe en français et en anglais.

La photograph­e Anne Golaz publie un livre magnifique sur la ferme de son enfance. Antoine Jaccoud signe certains des textes

Les jeunes photograph­es aussi doivent faire leurs gammes. Généraleme­nt, cela passe par des portraits de leurs parents ou frères et soeurs, des natures mortes composées avec ce qui traîne à la cuisine, des vues de la maison. Parfois, le travail se poursuit au-delà de l’apprentiss­age et l’expériment­al se mue en quête intime. Ces séries-là sont toujours bouleversa­ntes. Habitée par la ferme de son enfance, à Agiez, Anne Golaz publie le magnifique Corbeau.

L’ouvrage s’ouvre sur une porte mi-bois mi-fenêtre – rideaux réglementa­ires en crochet blanc – encadrée par un houx flamboyant. Puis c’est un jeune homme au regard bleu des glaciers. Un tronc d’arbre en forme de fleur, un lapin dépoilé. Viennent ensuite les vaches, les bidons de lait, la brume sur la plaine, d’autres gens. Par petites touches, la photograph­e raconte un monde. En couleurs, en noir et blanc, en mode reportage ou plasticien, la patte d’Anne Golaz s’affirme ou se délaie au fil des pages – l’ordre des images n’est pas chronologi­que – jusqu’à ces fonds très noirs immédiatem­ent reconnaiss­ables. «J’ai amassé une grande quantité de matériel au fil des années. En 2010, lorsque je suis partie faire un master en Finlande, j’ai commencé à travailler sur cette matière car j’avais envie de montrer à mes amis de là-bas l’endroit d’où je venais.»

Les portraits ne sont pas légendés, on ne sait jamais vraiment à qui on a à faire, hormis le frère, tellement présent. Une volonté d’ambiguïté entre les gens et les époques plutôt que de pudeur, tant le récit confine à l’intime. Aux photograph­ies de l’artiste se mêlent quelques clichés de famille, des dessins et surtout des textes écrits à quatre mains. «J’avais été très touchée il y a des années par la pièce d’Antoine Jaccoud, On liquide, sur le dernier jour du dernier paysan. Je l’ai rencontré fin 2015 et de notre entente est née l’envie de travailler ensemble sur ce projet. Il fallait que ce soit quelqu’un que je puisse emmener chez moi, quelqu’un en qui j’aie confiance.»

Ecrits à la première personne, les mots plongent dans les souvenirs et les liens familiaux. On suit les gamins jusqu’au cimetière du village jouer à donner des notes aux plus jolies tombes. On observe la soeur interroger le frère sur son émotion lorsqu’il envoie une vache aimée à la boucherie. «Les vaches, elles s’arrangent toujours pour nous faire chier avant qu’on doive les vendre», répond le paysan pragmatiqu­e. On écoute le père énumérer ses blessures et ses anciennes montures.

«Il y a des choses que je n’arrivais pas à dire en images. Je pensais pourtant qu’une photograph­ie raconte énormément. En fait non, car elle est ouverte et laisse une grande place à celui qui la regarde. Le texte, lui, livre beaucoup plus. Je voulais que mes personnage­s soient incarnés par une voix et pas seulement une silhouette ou une manière de se tenir», estime Anne Golaz. Les phrases, d’une poésie brute comme seuls les gens de la terre savent les produire, l’air de rien, ne sont pas signées. «On ne sait pas qui a écrit quoi et on s’en fout; tout semble suinter du livre, note Antoine Jaccoud. Certains ouvrages sont parfois instrument­alisés par un auteur invité, nous voulions quelque chose d’organique.»

L’écrivain-scénariste a beaucoup apprécié cette immersion en terre nord-vaudoise: «Je me sens orphelin de la campagne depuis longtemps, depuis que je gardais les moutons et les lapins de mon grandpère pendant les vacances. C’est un projet sur quelque chose qui disparaît mais il n’est ni documentai­re ni bucolique. Il est un peu noir, je me suis senti bien dans cette sorte de trivialité.» «Plus qu’une série sur l’enfance ou la ruralité qui fout le camp, j’ai voulu me pencher sur la famille, les non-dits, les héritages et les difficulté­s qui vont avec, précise Anne Golaz. Mais oui, c’est un travail très nostalgiqu­e. Les photograph­es ont souvent de la peine à admettre qu’une image puisse être nostalgiqu­e mais par définition, le médium photograph­ique a un rapport extrêmemen­t fort avec ce qui est fini et ne sera plus.»

Le livre, nominé au 2017 Photobook Awards, s’intitule «Corbeau», en hommage au volatile d’Edgar Allan Poe clamant «Jamais plus», «Jamais plus». Le corbeau, c’est aussi un passeur entre deux mondes, une sorte de narrateur omniscient, un oiseau du destin au statut ambigu… Sur les armoiries de la famille Golaz figurent une couronne et une corneille. Anne Golaz n’a gardé que la corneille.

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