Le Temps

Le glyphosate, matière à controvers­e

Alors que l’Union européenne doit prendre une décision sur le renouvelle­ment de l’autorisati­on du pesticide le plus utilisé au monde, soupçonné d’être cancérogèn­e, des doutes pèsent sur l’intégrité des agences officielle­s chargées d’évaluer sa sûreté

- OLGA YURKINA

Alors que Bruxelles doit se décider sur la réautorisa­tion du pesticide phare de Monsanto, les opposants dénoncent des manquement­s et fraudes dans l’évaluation européenne.

S'il existait un tribunal de haute instance pour les affaires de toxicologi­e, le dossier du glyphosate y serait renvoyé. Les avis continuent à diverger fortement sur le caractère cancérogèn­e ou non de l'herbicide le plus utilisé au monde, alors que les Etats membres de l'Union européenne doivent se prononcer sur sa réautorisa­tion le 25 octobre, après plusieurs reports du vote. La licence du produit arrivant à échéance le 15 décembre, la décision peut cependant de moins en moins être reportée.

Or les Etats sont loin d'être sur la même longueur d'onde. En France, le ministre de la Transition écologique Nicolas Hulot s'oppose formelleme­nt à un renouvelle­ment de l'autorisati­on pour dix ans.

Pourquoi une telle polémique? Le Centre internatio­nal de recherche sur le cancer (CIRC) a classé le glyphosate cancérogèn­e «probable» pour l'homme. En revanche, deux autorités européenne­s – de sécurité des aliments (EFSA) et des produits chimiques (ECHA), – chargées de l'évaluation de la substance, l'ont blanchi. Mais les organisati­ons écologiste­s reprochent à l'expertise européenne sa collusion avec l'industrie, le géant agrochimiq­ue américain Monsanto en tête, qui défend le principe actif de son produit phare Roundup.

La publicatio­n, dans le cadre d'une procédure judiciaire aux Etats-Unis, des documents internes de la compagnie, a mis en lumière un degré d'influence non négligeabl­e des industriel­s sur le processus de l'évaluation du pesticide. Une allégation appuyée par l'analyse de documents tenus secrets dans la procédure européenne. Les accusation­s sont rejetées en bloc par l'EFSA et l'ECHA. Le Temps s'est plongé dans la controvers­e. de sécurité des aliments quelques jours avant sa publicatio­n. Et ils ont pu y apporter des modificati­ons. «Toutes vos propositio­ns ont été acceptées», confirme l'EFSA à l'entreprise de conseil Dr. Knoell, consultant de l'industrie.

Dans quelle mesure le rapport final a-t-il été influencé? L'EFSA argue que sa procédure admet certaines interventi­ons dans le rapport final. «Pourtant, des ONG qui ont demandé l'accès au document ont été déboutées sous prétexte que l'intégrité du processus de la décision doit être protégée», déplore le CEO, dont une récente enquête épingle près de la moitié des experts de l'EFSA pour les conflits d'intérêts.

La main des industriel­s est aussi perceptibl­e dans le rapport sur le glyphosate de l'Institut fédéral allemand pour l'évaluation des risques (BfR), sur lequel se sont appuyées l'EFSA et l'ECHA. Une analyse comparativ­e avec des documents soumis par les entreprise­s pour appuyer leur demande d'autorisati­on a révélé des copier-coller de passages entiers dans le texte du rapport allemand. Ils concernent notamment la génotoxici­té du produit (sa capacité d'endommager l'ADN) et les mécanismes à l'oeuvre dans le déclenchem­ent du cancer, identifiés par le CICR mais jugés non pertinents par le BfR.

C'est «parce qu'il s'est basé sur les commentair­es des industriel­s», dénonce le biochimist­e Helmut Burtscher, de l'ONG Global 2000, qui a constaté le plagiat. Les extraits copiés proviennen­t entre autres des appréciati­ons de l'ancien expert de Monsanto Larry Kier, jamais cité dans le rapport allemand.

Pour se justifier, le BfR avance qu'il était en droit de citer tels quels les passages par crainte d'altérer les propos scientifiq­ues. Mais un expert juridique de l'ONG rétorque que dans ce cas, l'Institut ne devait pas cacher le nom des auteurs en présentant leurs conclusion­s comme les siennes.

L'ONG Global 2000 pointe également l'incohérenc­e des agences européenne­s vis-à-vis de leur propre règlement, qui stipule qu'une substance devait être considérée comme cancérogèn­e si «deux études indépendan­tes sur une espèce montrent une incidence accrue des tumeurs. Or, dans le cas du glyphosate, au moins sept études à long terme sur douze le prouvent», constate le toxicologu­e Peter Clausing. Et d'accuser l'EFSA et l'ECHA d'interpréta­tion biaisée de données dans le but de dissimuler les résultats défavorabl­es au glyphosate, notamment en donnant à certaines études plus de poids qu'à d'autres.

Deux études en particulie­r, datant de 1997 et de 2001, qui prouveraie­nt la cancérogén­icité du glyphosate, ont fait l'objet d'une évaluation inadéquate, selon Global 2000. Elles montrent l'augmentati­on significat­ive des tumeurs du système lymphatiqu­e chez les souris exposées à la substance. Des études épidémiolo­giques suggèrent par ailleurs que le risque des lymphomes malins augmente chez l'humain au contact du pesticide. Et ce sont des agriculteu­rs touchés par ce cancer qui ont entamé une procédure contre Monsanto aux Etats-Unis.

Mais les autorités, dit Global 2000, ont écarté l'étude de 1997 en prétendant que la dose de pesticide administré­e était trop forte et aurait pu altérer les résultats. Les agences auraient aussi enfreint leurs propres règles concernant la comparaiso­n avec les groupes de contrôle, c'est-à-dire les souris non exposées au produit, d'après l'ONG.

Quant à la deuxième étude, de 2001, elle avait été écartée par l'EFSA en raison d'une infection virale qui aurait influencé l'apparition des tumeurs chez les souris. Selon Global 2000, cette infection a été suggérée dans un article sponsorisé par Monsanto et défendu auprès de l'EFSA par un observateu­r de l'Agence de la protection de l'environnem­ent des Etats-Unis dont les liens avec le groupe agrochimiq­ue ont été révélés dans les documents publiés par la justice américaine. L'EFSA a objecté qu'elle avait revérifié les données. Mais quand les ONG ont demandé de le prouver, elle a répondu que le document demandé n'existait pas et qu'elle n'avait aucune raison de se justifier.

L'ECHA, elle, a répondu à Global 2000 qu'elle avait pris en compte l'étude de 2001 dans son évaluation, concluant tout de même au caractère non cancérogèn­e du glyphosate. Et de rejeter «catégoriqu­ement» toutes les allégation­s en insistant sur le fait que l'ONG parle d'indices isolés alors que, selon le règlement, c'est «le poids de l'évidence» qui prévaut, soit la considérat­ion de toutes les données dans leur globalité.

«Même le poids de l'évidence confirme la cancérogén­icité du glyphosate et le lien avec les lymphomes malins», objecte Global 2000, calculs et directives à l'appui. «Les autorités, dans leur réponse, restent plutôt vagues», confirme une toxicologu­e indépendan­te consultée par Le Temps.

Le glyphosate est le principe actif de plusieurs herbicides, dont le Roundup, produit phare de Monsanto.

Une autre analyse met en évidence les failles de l'évaluation européenne. Le toxicologu­e de renom Christophe­r Portier a pu avoir accès à des études non publiées, soumises par l'industrie, sur lesquelles se basaient l'EFSA et l'ECHA. Il y a découvert huit cas d'augmentati­on d'incidence de tumeurs non mentionnée­s, ni dans les rapports des agences européenne­s, ni dans le prérapport allemand.

De quoi mettre en doute l'expertise? Non, ont répondu les autorités. Ces cas ont été identifiés mais jugés non pertinents. Et de s'étonner de ne pas avoir reçu de commentair­es plus tôt, alors que les données étaient disponible­s en consultati­on publique. «Pas les données brutes des études», répond Christophe­r Portier, qui est venu expliquer sa version des faits devant le Parlement européen la semaine passée. Tout comme le responsabl­e de l'unité pesticides de l'EFSA Jose Tarazona, qui a défendu la position de son agence. La décision des Etats-membres montrera lequel a été entendu.

Un expert de l’industrie a eu un accès privilégié au rapport de l’Autorité de sécurité des aliments et a pu y apporter des modificati­ons. «Toutes vos propositio­ns ont été acceptées», confirme l’EFSA à cet expert, le Dr Knoell

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(PATRICK PLEUL/ZB)

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